Ces paroles, pour banales qu’elles fussent, endormaient le chagrin de Tania. Elle était heureuse de n’être pas seule. Ce fut presque avec entrain qu’elle commanda au cocher Varlaam d’avancer la calèche. Dans la rue, elle respira profondément l’air jeune et frais de la ville. Moscou s’éveillait au printemps. Les rues, dégelées, sentaient la terre froide. Des herbes rares poussaient entre les pierres de la cour. Dans la calèche, Volodia dit :
— Tout recommence. Le ciel est bleu. Il ne faut pas être triste.
Il parut à Tania que ces mots étaient chargés d’une vertu merveilleuse. Elle avait à la fois envie de rire et de pleurer. Molle, alanguie, vacante, elle pensait à la petite fille morte, aux primevères dans les champs et aux ruisseaux qui brisent leur pellicule de glace et chantent après le long silence de l’hiver. La calèche s’arrêta devant une église.
— C’est… c’est ici ? demanda Volodia d’une voix mal assurée.
Il avait reconnu l’église, le jardin de ses rendez-vous.
— Mais oui, dit Tania. Vous n’aviez jamais vu notre église paroissiale ? Pourquoi voulez-vous que j’aille autre part ?
— Vous avez raison, dit Volodia, elle est charmante votre église paroissiale. Et le jardin est si calme…
Il la suivit dans les allées pleines de souvenirs. Tania marchait d’un pas rapide. Et lui, à côté d’elle, lorgnait chaque buisson, chaque brin d’herbe, avec un sentiment de tristesse et de honte. Des réminiscences troubles l’envahissaient.
— M’accompagnez-vous à la sacristie ? demanda Tania. Il faut que je commande cette messe…
— Je préfère vous attendre ici, dit Volodia.
Il alluma une cigarette, fit quelques pas au hasard, tâta du talon la terre meuble d’une pelouse. Au bout d’un moment, ne voyant pas revenir Tania, il s’avança vers la maisonnette blanche de la sacristie et regarda par la fenêtre du rez-de-chaussée. Tania se tenait, tête basse, un mouchoir à la main, devant un diacre barbu et chevelu qui inscrivait quelque chose dans un registre. Volodia se retira sur la pointe des pieds. Autour de lui, des moineaux s’abattirent, pépièrent et s’envolèrent comme pour narguer son émoi. Machinalement, il consulta sa montre, et, soudain, tressaillit. Une voix étrangère l’appelait :
— Eh ! Monsieur, monsieur…
Il se retourna et se trouva nez à nez avec une petite vieille plissée et rose, qui faisait des courbettes.
— Monsieur, marmonnait la vieille, c’est de l’audace et je mérite des coups ! Mais je vous voyais là ! Et je ne pouvais plus tenir !
Elle se moucha bruyamment.
— Que me voulez-vous ? demanda Volodia.
— Bien sûr ! s’écria la vieille. Vous ne pouvez pas savoir. Je suis, comme qui dirait, moins que rien. Un ver de terre. Pulchérie Ivanovna. La faiseuse d’hosties. Notre petite Svétlana venait me voir, bien souvent, bien souvent. Ah ! le rayon de soleil ! Ah ! le gâteau de miel ! Elle ne me disait pas grand-chose, mais, de ma fenêtre, je vous observais tous les deux. Côte à côte. Comme deux colombes du bon Dieu. Puis, tout à coup, personne. Des mois, des mois ! Et vous voilà seul ! Que lui est-il arrivé, honorable monsieur ? Pas une maladie ?…
— Je… je ne sais pas ce que vous voulez dire, balbutia Volodia. Vous me prenez sûrement pour un autre…
Une panique absurde le possédait. Il cherchait ses mots :
— Laissez-moi… Vous voyez bien que vous vous trompez !…
— Comment pouvez-vous dire que je me trompe ? s’exclama Pulchérie Ivanovna. Je vous ai admiré si souvent ! Je vous connais comme mon propre fils ! Dites ? Où est-elle ? Elle n’est pas… la pauvre petite… non, n’est-ce pas ?
— Non, elle n’est pas morte, dit Volodia.
— Alors ? Vous ne la voyez plus.
— C’est ça. Je ne la vois plus. Mais laissez-moi.
Il allait s’éloigner, lorsqu’il aperçut Tania, debout dans le chemin, à quelques pas de lui. Aussitôt, il comprit qu’elle avait tout entendu. Elle demeurait immobile, sans geste, sans voix, les lèvres fermées, les yeux fixes. Un long moment, ils se considérèrent en silence. Volodia éprouvait dans tout le corps une palpitation honteuse. Il respirait difficilement.
— Ah ! oui, dit la faiseuse d’hosties, celle-là, c’est la nouvelle… Elle a remplacé ma petite Svétlana…
— Mais non, dit Volodia. Allez-vous-en…
— Volodia, dit Tania, il est temps de rentrer.
Dans la calèche qui les ramenait à la maison, Tania se tut obstinément, pâle, absente. Volodia n’osait rompre sa méditation. Il se retrouva dans le boudoir de Tania, sans savoir comment ni pour quoi il l’avait suivie.
Tania s’était assise dans une bergère, la tête un peu renversée, les mains jointes sur les genoux. Elle semblait réfléchir profondément. Elle dit enfin d’une voix très calme :
— Savez-vous, mon cher Volodia, que vous êtes l’individu le plus ignoble que je connaisse ?
Volodia frémit et un flot de sang lui monta au visage.
— Je vous interdis de me parler sur ce ton, murmura-t-il. Vous… vous n’êtes au courant de rien et vous me condamnez.
— Depuis longtemps, j’avais des soupçons, dit Tania. Après le départ de Svétlana, le portier m’a affirmé qu’elle ne menait pas une existence régulière. Mais j’avoue que j’ignorais encore le nom du séducteur. Il a fallu que cette femme, tout à l’heure…
Un instant, Volodia voulut jouer l’innocence, nier tout dans un éclat de rire. Mais, brusquement, sa prudence coutumière tomba, et il se mit à crier :
— Eh bien ? Quoi ? Je ne suis pas le premier, n’est-ce pas ? S’il fallait faire une histoire pour chaque homme qui détourne une fille, on n’en finirait pas ! C’est la vie, ça ! On n’y peut rien !
— Votre défense est bien facile, mon cher, dit Tania en souriant avec mépris.
— Bien sûr qu’elle est facile ! Et après ? Cela prouve qu’elle est bonne ! Ma parole, je me demande de quel droit vous m’imposez ce petit cours de morale pratique ? Je suis assez grand pour savoir ce que j’ai à faire. Je vois une jolie fille. Je lui tourne un compliment. Où est le crime ? Elle s’amourache de moi. Elle accepte de devenir ma maîtresse. Dois-je refuser ? Suis-je un ermite, un eunuque ? Et elle ? Elle n’avait pas douze ans ? Elle se doutait de ce qui l’attendait ! Je ne l’ai pas prise de force ! Puisque vous voulez à tout prix accuser quelqu’un, accusez Svétlana ! Elle seule est coupable ! Si elle m’avait éconduit, rien ne serait arrivé ! Et je serais plus heureux, sans doute…
— En somme, dit Tania, si je vous comprends bien, c’est vous qui êtes à plaindre ?
Volodia se troubla :
— Je n’ai pas dit cela…
— Mais si. Et Svétlana est une infâme créature, qui, au lieu de repousser vos avances, s’est empressée de vous ouvrir les bras.
— Elle a accepté. Un point, c’est tout. Et, du moment qu’une femme accepte, l’homme n’a plus rien à se reprocher.
Tania poussa un soupir et une lueur méchante s’alluma dans ses yeux.
— Vous êtes un pleutre, mon bon Volodia, dit-elle en détachant chaque mot. Je vous regarde et je ne comprends pas comment j’ai pu si longtemps vous trouver aimable.
— Je m’en vais, dit Volodia. Je n’ai plus rien à faire ici.
Tania se dressa d’un bond. Une contraction déforma, allongea son visage. Elle dit :