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— Vous ne partirez pas.

— De quel droit me retiendriez-vous ?

— Vous avez des comptes à me rendre. Cette petite habitait sous mon toit. J’étais, en quelque sorte, responsable de sa conduite. En la séduisant, en la débauchant, c’est moi, c’est Michel que vous avez offensés. La moindre des choses est que vous reconnaissiez votre faute…

— Je ne me sens pas fautif.

— Ah ! non ? dit Tania, et ses yeux s’injectèrent de sang. Ah ! non ? Vous vous êtes caché de moi, de Michel, de Marie Ossipovna pour séduire cette malheureuse, à qui tant de chance faisait perdre la tête. Vous lui avez fixé des rendez-vous dans le jardin de l’église. Dieu sait quels mensonges vous lui avez débités pour la convaincre ! Et, lorsqu’elle n’a plus été qu’une pauvre folle sans défense, une loque, vous l’avez attirée chez vous. Et vous lui avez conseillé de découcher, chaque nuit, comme une bonniche, comme une souillon, pour venir vous rejoindre. Le portier se moquait d’elle. Les domestiques chuchotaient dans son dos. Mais cela vous était bien égal. Seul comptait pour vous votre sale petit plaisir égoïste. Avez-vous jamais songé aux tourments de Svétlana, à sa honte, à ses prières ? Non ! Ou alors, c’était pour vous en réjouir ! Et, comme fin de l’intrigue, un couvent. Quel romantisme, mon cher ! Si Michel était là, il vous jetterait à la porte…

Elle s’arrêta, étonnée de sa propre véhémence. Il dit d’une voix rauque :

— Vous vous repentirez de votre violence.

— Jamais ! Jamais ! hurla-t-elle. Vous méritez… Oh ! je ne peux pas vous dire !… Cette aventure n’est pas un accident dans votre vie !… Tout, tout vous y préparait !… Votre caractère, vos fréquentations !…

— Je vous en prie. Ne versez pas dans le prêche.

Une haine pure la possédait. Elle méprisait cet homme trop beau, trop soigné, qui se tenait devant elle, la tête basse, les joues verdâtres, comme un malfaiteur pris au piège. Était-elle si prude, vraiment, qu’une mauvaise action de Volodia suffît à la mettre hors d’elle ? Aimait-elle tant cette petite Svétlana qu’elle ne pût supporter l’idée de la savoir malheureuse ? Jamais Michel n’eût commis une vilenie pareille. Michel était un héros. Elle était fière d’être sa femme. Et il méritait d’autres amis que ce couard et ce menteur de Volodia.

— Vous n’avez jamais pensé qu’à votre bien-être, à votre profit, poursuivit Tania. Aucune idée généreuse n’a jamais visité votre cerveau. Aucun mouvement noble ne vous a jamais poussé vers votre prochain. Sale petit bonhomme aux ongles vernis ! Égoïste ! Égoïste !… Je vous déteste !…

La rancune impuissante qu’elle lisait sur la face de Volodia l’excitait, lui donnait des forces. Tout à coup, elle le gifla. Volodia recula, tituba un peu, ivre et faible. La sueur coulait dans ses sourcils et le long de ses tempes. Ses joues flambaient. Un bruit de batteuse emplissait ses oreilles.

Tania, cependant, effrayée par son geste, demeurait debout devant lui, les bras ballants. Et lui, inconsciemment, admirait ce visage régulier, aux muscles tendus par la colère, aux yeux transparents et brillants comme de l’eau. L’haleine de Tania lui arrivait en pleine figure. Il devinait, il respirait sa répulsion, son indignation femelles.

— Voilà ! Voilà ! dit-elle enfin. Maintenant, vous pouvez partir !

Puis elle se tut.

Une angoisse solennelle pesa sur eux pendant longtemps. Un chien aboyait dans la cour. Tania tremblait de tous ses membres.

— Je vais partir, en effet, dit Volodia d’une voix atone. Et plus jamais vous ne me reverrez.

Elle inclina le front en signe d’assentiment.

Alors se produisit en lui quelque chose d’étrange, d’inexplicable. Subitement, il n’y eut plus d’idées dans sa tête. Il était absent de lui-même. Sans réfléchir à rien et sans rien désirer, il posa ses deux mains sur les épaules de Tania et l’attira vers sa poitrine. Elle céda, de tout son poids, et s’abattit contre lui, les yeux clos, les lèvres ouvertes, comme une morte. Il devait la soutenir pour qu’elle ne glissât pas d’une masse sur le tapis. Leurs genoux se touchaient, il ne restait presque plus d’air entre leurs deux visages. De fortes secousses, comme des sanglots contenus, ébranlaient le corps de Tania. Elle gémissait d’une façon animale. Lentement, il se pencha sur elle et lui baisa la bouche, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire, parce qu’il le fallait. Il n’éprouvait aucune joie de cette étreinte, mais une âcre impression de fatalité. Il lui semblait que, depuis des années, depuis sa tendre enfance, il n’avait vécu que pour ce baiser nécessaire et décevant. Cela devait arriver. Pour leur bonheur ou pour leur malheur, peu importe.

Tania s’arracha de lui, recula, livide, horrifiée, vers le fond de la pièce, et cacha sa face dans ses mains. Volodia n’osait pas la suivre. Son cœur flanchait. Ses jambes le portaient à peine.

Tout cela était bête. Il avait tort d’aimer, d’aimer justement cette femme-là, la femme de Michel. Il n’en avait pas le droit.

Une brume ensoleillée régnait dans le boudoir. Des roses traversées de rayons s’effeuillaient sur un guéridon de fine marqueterie. Mais Tania, noire, droite, refusait de rien voir. Elle murmura enfin :

— Qu’avons-nous fait ?

Réveillé par cet appel, Volodia fit quelques pas en avant. Tania cria d’une voix désagréable, à peine articulée :

— N’approchez pas ! Oh ! n’approchez pas !

Et il s’arrêta, docile. Pourtant, cela ne pouvait pas continuer ainsi. Des mots étaient nécessaires pour assigner une raison à leur comportement. Il fallait parler pour combler ce vide, pour étouffer ce mystère. Sinon, ils deviendraient fous, tous les deux, après le geste qui les avait unis.

— Tania, dit-il. C’était plus fort que moi. Plus fort que nous.

— Taisez-vous, chuchota-t-elle.

— Non, non. Il faut que je parle. Toute notre vie a été faussée le jour où vous avez renoncé à m’épouser pour accorder votre main à Michel. Depuis, vous avez essayé d’exister à votre manière, le plus heureusement possible. Et moi, j’ai accumulé les liaisons les plus sottes et les plus criminelles pour m’échapper de votre souvenir. Nous nous trompions avec application, avec héroïsme. Mais cela ne pouvait plus durer. N’avez-vous jamais deviné que notre amitié était impure, menacée, ardente comme l’amour ?…

Tania entendait mal. L’air du boudoir était irrespirable. Un moment, elle souhaita que Volodia la laissât seule. Mais il l’interrogeait d’une voix impérieuse :

— Dites ? N’avez-vous jamais deviné cela ?

Elle se sentit atteinte profondément, comme si Volodia eût dénudé une place douloureuse. Un soupir franchit ses lèvres :

— Si… Oh ! c’était affreux, Volodia…

— Nous étions faits l’un pour l’autre, dit-il avec fièvre. Vous l’avez méconnu. Il n’est pas trop tard pour en convenir…

À présent, chaque mot de Volodia réveillait en elle une honte brève et chaude qui s’apaisait aussitôt. Elle l’écoutait sans perdre une syllabe, et concentrait toute son énergie, comme pour l’aider dans son effort de justification. Et lui-même, à mesure qu’il parlait, se sentait plus sûr de sa cause. Oui, brusquement, sa vie devenait claire, logique, malgré ses errements. Tout s’expliquait, tout s’enchaînait, dans une démonstration impeccable.

— Quand existent entre deux êtres cette attraction, cette compréhension, ah ! Tania, ce ne sont pas des lois humaines qui peuvent les séparer !

Il s’interrompit une seconde, l’examina durement et s’écria encore :

— Plus on cherche à violenter cette sorte d’amour, plus il se fortifie. Pourquoi me reprochez-vous d’avoir délaissé Svétlana, et tant d’autres avant elle ? Vous seule êtes coupable ! Tout le mal que j’ai fait, c’est votre faute !