— Non, non, gémit-elle. Ce n’est pas vrai ! Pas ça, pas ça !…
Un hoquet sourd démolit son visage. Elle était laide dans son désarroi. Il la regardait et ne l’aimait pas. Ce qu’il éprouvait était plus fort que l’amour. Son attirance n’avait pas de nom dans la langue.
Tania s’assit dans la bergère. Lasse, brisée, elle écartait les bras, balançait la tête avec obstination.
— Non, non, Volodia, dit-elle. Ce n’est pas possible… Il y a Michel, Michel…
Il se mit à hurler :
— Dites-moi que vous l’aimez, et je m’en irai tout de suite !
Une pointe aiguë traversa le cœur de Tania.
— Allons, parlez, parlez, dit Volodia en se rapprochant d’elle. Il lui prit la main. Ce contact la bouleversa. Un sang chaud et rapide battait dans ses artères. Des doutes assaillaient son esprit. Michel. Les enfants. Sa vie était faite. Elle n’avait pas le droit de bousculer toutes ces valeurs sur un coup de folie.
— Alors, l’aimez-vous ? demanda Volodia d’une voix qui s’étranglait un peu.
— Laissez-moi.
— L’aimez-vous ?
Tania se rappela ses dernières discussions avec Michel, avant le voyage, au théâtre, ailleurs. Chaque souvenir pénible en faisait lever un autre. Elle était effrayée de leur nombre. Valeureusement, elle tenta de les ignorer.
— Je crois, dit-elle. Il est si bon !…
Il se pencha sur elle, maigre, les yeux pleins de flammes :
— Je ne vous demande pas s’il est bon, mais si vous l’aimez.
— Je ne sais pas, dit-elle.
Et, subitement, ses nerfs la trahirent. Un sanglot, qu’elle n’avait pu contenir, s’échappa de sa gorge, gonfla ses lèvres. Au-dessus de sa tête, quelqu’un criait, comme un diable victorieux :
— Vous voyez bien ! Vous l’estimez ! Vous ne l’aimez pas ! C’est moi que vous aimez !…
— Qu’est-ce que cela change ? dit-elle faiblement. Je lui resterai fidèle.
— Et vous le détesterez chaque jour davantage, parce qu’il aura empoisonné votre vie. Déjà, vous vous ennuyez avec lui. Vous le trouvez pondéré, méticuleux, monotone…
Ces paroles répondaient si justement à la pensée intime de Tania qu’elle en fut étonnée. Volodia poursuivait avec énergie :
— Non, Tania. Nous sommes sur terre pour accomplir notre destin, et non pour chercher à le fuir. Vous êtes à moi. Je n’en doute plus.
À ces mots, elle eut l’intuition que sa conscience était hors de cause, qu’elle était sauvée ou perdue, mais que plus rien ne dépendait d’elle. Et elle était à la fois terrifiée et soulagée par cette capitulation devant une puissance obscure. Volodia avait mis un genou à terre. Elle sentit des lèvres chaudes sur sa main, sur son poignet. Cette caresse lui procurait une répugnance très douce. Des restes de pudeur et d’orgueil luttaient en elle contre le plaisir d’être aimée. Elle s’abandonnait et se raidissait tour à tour sans que son visage exprimât autre chose qu’une hébétude infinie.
— Vous seule, disait Volodia, pourrez me fixer sur mon vrai chemin. Et moi seul pourrai vous donner l’assurance de ne pas exister en pure perte. Je n’ai jamais éprouvé pour personne ce que j’éprouve en face de vous… Cette nécessité… Cette certitude… C’est mieux que l’amour… Comment vous le faire comprendre ?…
D’une voix lasse, elle murmura :
— Je vous comprends, Volodia.
En quelques minutes, elle avait changé plus qu’en dix ans, peut-être. Toute sa vie venait de prendre une signification nouvelle. Oppressée, anxieuse, elle se taisait, écoutait naître une femme inconnue dans son cœur. Les paroles de Volodia accompagnaient lentement cette métamorphose :
— Il ne saura rien… Car il ne faut pas lui faire de peine…
— Non, non, il ne saura rien…
— Et nous serons heureux…
— Oui, nous serons heureux…
Tendrement, il appuya son front contre la poitrine de Tania. Cet attouchement la brûlait, rayonnait en elle jusqu’au ventre. Un pressentiment l’avertit, une dernière fois, qu’elle avait tort. Elle se crispa. Puis, libérée par la rupture d’un barrage, une allégresse triomphante envahit tout son être. Elle pencha sa tête vers le visage qui l’appelait, et, de toutes ses forces, comme si elle se fût jetée à l’eau, comme si la mort dût répondre à son geste, elle imprima ses lèvres sur les lèvres de Volodia. Tandis qu’elle baisait cette bouche assoiffée, des visions brutales éclataient en flammes dans son cerveau : la petite fille morte, la messe funèbre, la faiseuse d’hosties. Sur quelle tristesse elle bâtissait sa joie ! Comme elle était coupable ! Elle n’irait pas à Ekaterinodar. Elle resterait à Moscou pour jouir de sa chance. Les années s’étaient évanouies aussi facilement qu’un rêve. Elle retrouvait à ses pieds le Volodia du jardin aux roses, ardent, redoutable. Leur amour n’avait pas vieilli. Eux-mêmes n’avaient pas vieilli. Tout pouvait reprendre : le bonheur, la folie d’autrefois.
— Je t’aime, murmura-t-elle.
Elle savait maintenant que leur passion était une manifestation exceptionnelle, et que tout, absolument tout, devait lui être sacrifié. Elle était prête. Elle tremblait d’impatience.
— Viendrez-vous me voir demain, chez moi ? demanda Volodia.
Elle dit :
— Oui.
Les mains de Volodia erraient sur ses vêtements, encore un peu craintives, comme si elle n’eût pas été entièrement vaincue. Elle subissait avec émerveillement ces premières caresses. Jamais pareille volupté ne lui avait été donnée par l’approche d’un homme. Machinalement, elle répétait :
— C’est mal ! Oh ! c’est mal !
Mais un plaisir nerveux électrisait son corps. Elle dégrafa le haut de sa robe, car elle étouffait. Et Volodia vint appliquer ses lèvres à la naissance de son cou, comme pour boire un peu de son sang, de sa vie. Elle crut qu’elle perdait connaissance. Très loin, elle entendit sa propre voix qui disait :
— Maintenant, partez, partez, puisque je vous aime.
Lorsqu’elle fut seule enfin, elle éprouva une sorte de dénuement physique intolérable. L’air tiède et vide de la pièce lui faisait horreur. Déjà, elle regrettait de ne plus pouvoir s’appuyer contre un visage, contre un corps amical. Le soir tombait. Elle passa dans sa chambre, s’étendit sur son lit, toute habillée. Quand Michel rentra du bureau, elle prétexta une migraine pour éviter de paraître à table. Et, comme il tournait autour d’elle, affectueux, maladroit, préoccupé, elle se contraignit à le juger importun.
CHAPITRE XV
Après l’attentat manqué contre Koudriloff et l’arrestation de la camarade Dora, la compagnie indépendante de combat s’était prudemment dispersée. Zagouliaïeff maintenait le contact entre les divers membres de l’organisation, réfugiés en Finlande et en Suisse. Aux derniers renseignements, Dora Rouboff s’était empoisonnée, dans sa cellule, pour ne pas céder à la tentation de livrer ses amis.
Du coup, après des semaines d’errements, l’enquête policière se trouvait enrayée. La besogne des terroristes pouvait reprendre. À Vyborg, Nicolas attendait impatiemment les instructions de Zagouliaïeff. Mais Zagouliaïeff tardait encore à se manifester. Nicolas habitait un petit hôtel borgne, dans un quartier de l’avant-port. Il se faisait passer pour un représentant de commerce, et ses papiers étaient en règle. Grâce aux subsides qu’il recevait sur la caisse de l’organisation, il vivait tant bien que mal, sans emprunter d’argent et sans se livrer à aucun travail. Mais cette oisiveté même lui était pénible. Il ne connaissait personne à Vyborg et se méfiait de tout le monde. Il avait maigri, vieilli. Ses yeux étaient troubles, fuyants, sans hardiesse. Deux rides tristes encadraient sa bouche. De toute sa personne émanait une impression de misère morale et d’inquiétude. Souvent, seul dans sa chambre, il songeait à Dora et au gros agent de police dont le sang n’arrêtait pas de couler. Il regrettait Dora, car il aurait pu être heureux avec elle, d’une manière violente, singulière, et maintenant elle n’existait plus. Il lui disait des mots d’amour. Puis, insensiblement, il se détournait d’elle pour ne plus s’intéresser qu’à l’agent de police. Il revoyait exactement la forme du sabre contre la hanche de l’homme, l’œil crevé, la petite flaque de sang dans un pli du col. Une odeur de boue et de sang entrait dans ses narines. Il avançait les doigts, comme pour toucher, devant lui, un peu de linge tiède. Mais, malgré les manifestations de cette curiosité malsaine, une indifférence loyale le protégeait contre le remords. Autrefois, la mort était pour lui une notion auguste et terrible. Envoyer quelqu’un à la mort, c’était commettre un crime et mériter un châtiment. Maintenant, il savait que la vérité était moins romanesque. De l’homme vivant au cadavre, le passage était naturel, sans mystère. Un coup de feu. Un corps qui tombe et perd sa chaleur, sa couleur. Et, derrière la dépouille recroquevillée, autre chose commence dont on ne devine rien, mais qui excuse tout. Nicolas avait tué un agent de police. Un agent de police tuerait Nicolas. C’était la règle du jeu. L’essentiel était de servir une cause abstraite et non un amour concret. L’homme qui assassinait pour servir une idée avait tous les droits. L’homme qui assassinait pour servir son intérêt personnel était un monstre. Le geste ne comptait pas, mais l’intention de ce geste. La mort ne comptait pas, mais l’utilité de cette mort. Tout était simple. Et, pour affermir les volontés chancelantes, il y avait l’alcool, la prière. En attendant le retour de Zagouliaïeff, Nicolas s’était mis à boire, en solitaire, avec application. Lorsqu’il était ivre, il ne bougeait plus et goûtait la fierté de penser vite et juste. Souvent, après s’être abreuvé de vodka jusqu’à en perdre le contrôle du temps et du lieu, il se demandait s’il aimerait tuer encore. Alors, il sentait monter dans son cœur un assentiment bien entier. Rien ne se hérissait en lui à l’idée de verser le sang. Il était prêt à partir, séance tenante, dans la nuit, vers la victime élue. Et il l’abattrait sans haine, sans peur, fraternellement. Ce qui l’irritait dans l’absence prolongée de Zagouliaïeff, c’était l’espèce de vacance veule, à quoi, lui, Nicolas, se trouvait réduit.