Vers la fin du mois de février, il apprit par les journaux que le procureur militaire Koudriloff venait d’être assassiné par une jeune personne n’appartenant à aucune organisation terroriste. On croyait savoir qu’il s’agissait d’un drame passionnel assez louche, et que la meurtrière était en état de légitime défense. Nicolas fut attristé par cette nouvelle qui lui interdisait tout espoir de venger son premier échec. Il lui paraissait étrange qu’une femme seule eût réussi, là où le groupe de combat, avec sa préparation, ses grands moyens, son expérience, n’avait pu forcer le destin. En même temps, il éprouvait de la honte à l’idée que cette « élégante demi-mondaine », ainsi s’exprimaient les journaux, poursuivait le même but que les révolutionnaires. De la sorte, une complicité involontaire s’établissait entre les vils intérêts d’une femme et la passion haute des combattants.
À dater de ce jour, l’impatience de Nicolas se transforma en un véritable malaise physique. Il ne pouvait plus rester à Vyborg. Un besoin constant le tourmentait d’étouffer le meurtre passionnel de Koudriloff sous d’autres meurtres nombreux, raisonnables, corrects. Il lui semblait qu’il ne connaîtrait de soulagement valable qu’après avoir enfoui les visages de Koudriloff et de l’agent de police sous une montagne de morts célèbres. L’horreur et le goût du sang s’étaient emparés de lui. Il pleurait en regardant ses mains tremblantes, inutiles. Il finit par accepter de travailler au port, car l’inaction menaçait de le rendre fou.
Ce fut seulement au mois de juin 1914 que Zagouliaïeff se manifesta par une courte lettre, donnant rendez-vous à Nicolas dans un tripot de Moscou.
Au jour dit, Nicolas débarquait sur le quai de la gare. Personne ne l’attendait. Il traversa la ville pour se rendre à l’adresse indiquée, et la ville même lui parut inconnue. Plus rien ne l’attirait dans ce décor sans âme. Il ne songeait guère à revoir sa sœur, ses neveux. Avait-il encore une famille ? En tout cas, elle ne l’intéressait plus. La politique même lui était devenue indifférente. Seul importait le groupe de combat. Ainsi, le groupe lui masquait le parti, les meurtres le détournaient de la révolution. Il se réjouissait à l’idée d’une action bien conduite, sans presque réfléchir au programme d’ensemble dont elle était l’illustration. Comme un artisan myope et têtu, il rassemblait toute son énergie sur une résistance infime. Ce peu de fer, ce peu de chair à vaincre. Ce fonctionnaire à supprimer. Après, tout ira mieux. « Quoi ? Le monde ? Non. Pas encore. Moi, j’irai mieux. Parce que j’aurai bien travaillé. »
En arrivant dans le tripot où Zagouliaïeff lui avait fixé rendez-vous, Nicolas n’avait qu’une envie : apprendre que le groupe s’était reformé et préparait un nouvel attentat. Dès qu’il aperçut Zagouliaïeff, attablé dans un coin, il se jeta sur lui, le cœur débordant de joie, et l’embrassa, le serra contre sa poitrine, comme un ami longtemps espéré.
— Ça va, ça va, grognait Zagouliaïeff, tu m’étrangles !
— J’ai tant attendu !
— Et moi donc !
— Comment vont les autres ?
— Tous sont en bonne santé. Ils ont engraissé. Ils se plaignent de ne rien faire.
— Ton intention est bien de…
Zagouliaïeff se mit à rire :
— Tu vas vite. Patiente un peu.
Puis, il frappa dans ses mains, fit apporter du thé et de la confiture. La table était située dans une petite pièce ouvrant sur la grande salle du tripot. Le patron était un ami. Parmi la clientèle de cochers et d’ouvriers, le moindre mouchard eût été repéré d’emblée. Des soucoupes tintaient. Un accordéon jouait une rengaine grinçante. De temps en temps, on entendait crier les marches de bois qui menaient de la rue au caveau.
Zagouliaïeff trempa ses lèvres dans le thé brûlant et fit la grimace.
— Voilà, mon cher, dit-il enfin. Je t’ai fait venir pour te parler de mes projets. La caisse est vide. Il va falloir organiser une expropriation. J’ai mon idée. Après, nous pourrons nous occuper d’un ou deux personnages qui méritent notre attention bienveillante.
— Ne peut-on liquider ces personnages d’abord ?
— Il faut de l’argent pour agir, dit Zagouliaïeff. La préparation de l’attentat coûtera cher. J’avais pensé au gouverneur…
— De Saint-Pétersbourg ?
— Non, de Moscou.
— Excellente idée ! s’écria Nicolas.
— Oui, je crois que la chose fera du bruit.
Zagouliaïeff rêva un moment, les yeux mi-clos, la bouche souriante, puis il ajouta sur un ton neutre :
— Sais-tu que Grünbaum voudrait nous voir ?
— Pourquoi ?
— Pour tenter une réconciliation.
— Qu’est-ce qui les prend ?
— Je crois que les événements politiques incitent ces messieurs à regrouper leurs forces.
Nicolas haussa les sourcils :
— Quels événements politiques ?