Depuis quelques semaines, il ne lisait pas les journaux, ignorait les querelles de la Douma.
— On parle de complications internationales, dit Zagouliaïeff. Il n’en faut pas plus pour que les socialistes s’agitent dans leurs fauteuils. Grünbaum ne tient plus en place. Tu vas le voir arriver tout à l’heure. Je lui ai fixé rendez-vous ici.
— J’espérais passer la journée en tête à tête avec toi, murmura Nicolas, dépité. Nous avons tant à nous dire ! Et cette expropriation…
— Nous en discuterons demain.
Nicolas bâilla et fit craquer ses mains nouées l’une à l’autre. La rencontre avec Grünbaum l’ennuyait prodigieusement. Grünbaum, c’était le passé, la parlote, les théories. Il s’était évadé de cet enfer de mots. Il ne vivait plus que pour des tâches rudes et profitables. Il se leva.
— Je m’en vais.
Mais, déjà, Grünbaum traversait la salle en se dandinant avec élégance. Roux et rose, soufflé, potelé, il n’avait guère changé depuis quelques années. Il s’assit entre Nicolas et Zagouliaïeff, et alluma une cigarette à bout doré.
— Qu’est-ce qui vous amène ? demanda Zagouliaïeff abruptement.
Grünbaum poussa un jet de fumée vers le plafond et tira ses manchettes amidonnées.
— Le parti, à la discipline duquel vous avez cru bon de vous soustraire, dit-il, m’a chargé d’une mission de recensement et de coordination dont l’importance ne vous échappera pas.
— Autrement dit, vous venez nous espionner ? demanda Nicolas.
— Nullement ! s’écria Grünbaum. Nullement ! Je viens faire le point. Nous sommes des révolutionnaires comme vous. Nos idées, au fond, sont les mêmes. Et nous ne différons les uns des autres que par les méthodes employées. Vous agissez par la terreur. Nous agissons légalement. Nos représentants à la Douma sont nombreux et écoutés. Nos journaux, officiellement autorisés depuis l’année dernière, propagent dans les masses les consignes mêmes pour lesquelles vous luttez.
— Eh bien ?
— Eh bien… Nous autres, social-révolutionnaires, avons décidé qu’une démarche de réconciliation était indispensable. Oui, à l’heure qu’il est, nous devons tous nous resserrer, nous regrouper. Le panorama révolutionnaire russe est si divers ! Tant d’organismes dans votre genre gravitent autour des deux grands partis socialistes-révolutionnaires et social-démocrates ! Et ces deux grands partis, même, nourrissent l’une envers l’autre une telle animosité ! Ce n’est pas sérieux !… La semaine dernière, j’ai rendu visite aux chefs des deux fractions social-démocrates. Les mencheviks m’ont accueilli avec sympathie.
— Et les bolcheviks ? demanda Zagouliaïeff en plissant les yeux.
— Lénine est odieux ! s’exclama Grünbaum. C’est un anarchiste, un fou. Je l’ai vu à Pronin. Rien à tirer de lui. Il hait les mencheviks, parce qu’ils rêvent d’une organisation large et démocratique du parti ouvrier, et les socialistes-révolutionnaires, parce qu’ils prétendent associer les paysans aux ouvriers pour renverser l’ordre féodal. Je lui ai dit : « Le Comité central du parti socialiste-révolutionnaire est prêt à collaborer avec vous jusqu’à la chute du tsarisme, mais à la condition que vous ne vous mêliez pas de la politique paysanne. » Savez-vous ce qu’il m’a répondu ? « Les paysans sont des illettrés passifs qu’il faut mener à coups de bottes. La révolution sera faite par les ouvriers, et par les ouvriers seuls. » Voilà ses propres paroles. Que conclure ?
— Que chacun doit travailler pour soi, dit Zagouliaïeff.
— Mais on ne peut plus, on ne peut plus, mon cher ! gémit Grünbaum. L’instant est grave. Des bruits circulent…
Il imita du bout des doigts le vol hésitant d’un oiseau :
— Mauvais ! Mauvais ! C’est courageux de vivre dans un souterrain, comme vous faites. Mais, parfois, il faut mettre le nez à l’air.
Il huma l’odeur de la pièce avec une grimace comique :
— Ça sent le brûlé, en Europe ! La situation diplomatique est très tendue ! Songez donc au péril que constituerait pour l’Autriche une coalition des Slaves du Sud patronnée par la Russie ! L’Autriche ne peut pas admettre cela. Elle s’est déjà servie sur la masse en annexant la Bosnie, l’Herzégovine en créant l’État albanais, pour empêcher la Serbie d’accéder à l’Adriatique. Elle veut plus encore. Et l’Allemagne l’encourage. L’Allemagne n’est pas contente. Elle rêve d’une expansion colossale. Les usines Krupp tournent nuit et jour. Des chimistes cherchent la formule des pastilles incendiaires. Les préparatifs militaires s’accélèrent. Rappelez-vous l’article de La Gazette de Cologne et la réponse de Soukhomlinoff : « La Russie désire la paix, mais elle est prête à faire la guerre… » Mauvais, mauvais, je vous dis.
— Bref, vous croyez à la guerre ? demanda Zagouliaïeff.
— Je n’y crois pas positivement, dit Grünbaum. Je pense même qu’elle sera évitée. Mais, puisqu’elle menace de se déclencher, notre devoir, à nous révolutionnaires, est d’oublier nos querelles intestines pour élaborer un plan d’action unique. C’est ce que Lénine n’a pas voulu comprendre. C’est ce que vous comprendrez, j’espère.
— Lénine est le chef d’un grand parti, et je suis le chef d’une organisation de combat minuscule, dit Zagouliaïeff.
Grünbaum agita ses petites mains devant sa figure :
— Allons ! Pas d’enfantillages ! Vous savez bien que le nombre ne compte pas, mais la valeur. Dix mille abrutis nous intéressent moins qu’un homme de votre trempe. Vous pouvez beaucoup si vous consentez à aider notre cause.
— L’ennui, dit Zagouliaïeff, après un long silence, c’est que j’ai changé d’avis depuis quelques années. Autrefois, je croyais, comme vous, qu’il était absurde de tenter une révolution qui ne fût pas d’abord paysanne. À présent, je crois, comme les social-démocrates, comme Lénine, que les paysans sont trop ignares, trop paresseux et trop craintifs pour entreprendre quoi que ce soit de grand. Les ouvriers seuls, qui sont faciles à rassembler et que le contact des machines modernes a rendus sensibles au progrès, à la culture, les ouvriers seuls peuvent former une troupe de choc.
Grünbaum leva les yeux au ciel.
— Encore un transfuge, dit-il. Lénine finira par avoir tous les terroristes de son côté. Qu’importe ! Un jour, les bolcheviks se rendront à l’évidence. Rien ne nous empêche, en attendant de serrer les rangs. Que comptez-vous faire en cas de conflit armé ?
— Je n’y ai pas réfléchi, dit Zagouliaïeff.
— Moi non plus, dit Nicolas.
— Voilà l’erreur ! piailla Grünbaum en remuant sur sa chaise. À vous cantonner dans votre travail terroriste, vous oubliez les grands mouvements des peuples. C’est mal, c’est criminel, mes amis. Voyons, si la guerre éclatait, iriez-vous au combat ?
— Le congrès de Limoges, dit Nicolas, a répondu, en 1906, que les peuples attaqués auraient le droit de compter sur le soutien de toutes les classes ouvrières du monde. Et le congrès de Copenhague, en 1910, a repris la formule. L’esprit et la lettre de l’Internationale sont en faveur d’une défense du pays. Du moment que la nation est reconnue comme une valeur en soi, sa résistance à l’agression est légitime, logique…
— Donc, dit Grünbaum en devenant tout rouge, vous iriez vous engagez dans l’armée du tsar pour défendre le tsar ?
— Dans l’armée de mon pays, pour défendre mon pays.
Zagouliaïeff se taisait. Mais les muscles de ses oreilles étaient gonflés par l’attention, et ses yeux brillaient d’un éclat moqueur.
— Une issue de la guerre défavorable pour la Russie, poursuivit Nicolas, aurait des conséquences tragiques pour la population travailleuse. Le progrès économique serait arrêté, l’idéal révolutionnaire étouffé dans l’œuf.