— Je me demande pourquoi ? dit Grünbaum.
— Parce que la défaite de la Russie signifierait l’avènement du féodalisme. Les empires centraux représentent la monarchie dans son entière abjection. Après leur victoire, ils feront tout pour maintenir en Russie un régime réactionnaire qui leur est dévoué et dont ils savent les faiblesses. Ils conserveront sur le trône un Nicolas II vendu à l’Allemagne par sa femme, par ses ministres, par Raspoutine peut-être. Voyez-vous, cela peut paraître absurde, mais c’est justement la carence du tsarisme, son incapacité, qui m’inciteront à m’engager dans l’armée. Plus tard, si notre armée triomphe, nous renverserons les mauvais chefs.
Grünbaum s’épongea le front en répétant :
— Incroyable ! Incroyable !
Zagouliaïeff partit d’un grand éclat de rire.
— Il ne parle plus souvent, notre Nicolas, dit-il. Mais, quand il parle, il s’emballe.
— Comment peut-on, comment peut-on, bredouillait Grünbaum, être un révolutionnaire et accepter de combattre ? La guerre est une invention capitaliste, une affaire de marchands de canons, et les prolétaires se prêteraient à cette tractation macabre ? Il existe un trust international de l’explosif et du blindage, du patriotisme et de la panique, où sont rassemblés les Krupp, les Schneider, les Vickers-Maxim… Est-ce pour servir les intérêts de cette clique que nos braves gars vont se faire trouer la peau ? Les ouvriers, qu’ils soient Russes, Allemands, Autrichiens, Serbes, Français, sont frères par leur travail, par leur misère ; leur devoir est de s’unir contre les puissants de ce monde et non de s’entre-tuer pour les enrichir. Les socialistes de tous les pays sont contre la guerre !
— Qu’en savez-vous ? dit Nicolas.
— Vous ne lisez pas les journaux ?
— Non.
— Eh bien, vous avez tort ! En France, Jaurès est la conscience sublime de la nation. Tant qu’il vivra, la paix régnera sur l’Europe. En Italie, la classe ouvrière est disciplinée. Cinquante-neuf députés à la chambre. Un journal. Et des chefs ! Serrati, Vella, Bacci, Mussolini… En Allemagne, les social-démocrates affirment leur autorité au Reichstag. Ils ont sauvé le monde au moment d’Agadir. Ils le sauveront encore, aussi souvent qu’il le faudra. En Angleterre, le Labour Party s’oppose aux dépenses militaires. À Vienne, les socialistes autrichiens résistent de leur mieux à la folie belliciste d’un François-Ferdinand, à l’incapacité d’un Berchtold, au gâtisme d’un François-Joseph. Partout, nous pouvons être les plus forts…
— Alors, pourquoi craignez-vous la guerre ? demanda Nicolas.
— On ne sait jamais, dit Grünbaum. Il faut tout prévoir. Ainsi, les députés socialistes allemands ont voté les crédits d’armement. Ce n’était, me dit-on, qu’une manœuvre habile. Mais, tout de même, tout de même… Il y a maintenant, parmi eux, de nouveaux théoriciens, qui enseignent un socialisme colonialiste et impérialiste… En vérité, l’heure n’est plus aux discordes, mais à l’entente internationale. Laissons Lénine de côté, puisqu’il se pose en dissident. Mais tous les autres, tous, tous nous devons commencer une propagande antimilitariste. À l’heure où des millions d’hommes risquent d’être massacrés, il vaut mieux employer son temps à éviter cette boucherie qu’à préparer l’exécution d’un quelconque préfet de police. Renoncez donc à votre action terroriste. Joignez-vous à nous. Pour le bien du peuple…
Les yeux de Grünbaum étaient troubles, humides. Des bulles de salive dansaient aux commissures de ses lèvres. Zagouliaïeff le considérait avec méfiance, avec répulsion. Il exécrait le caractère élégant, parfumé et douteux du personnage. Il ne voulait pas reconnaître que celui-là aussi, malgré ses manchettes et sa bague, désirait la victoire du peuple. Il finit par dire, en hochant la tête :
— Je réfléchirai, je vous ferai signe. Patientez un peu…
— Ne perdez pas de temps, soupira Grünbaum. C’est tout ce que je vous demande. Quand vous reverrai-je ? Si vous venez demain au siège du parti, nous élaborerons ensemble un plan de campagne.
— De nouveau des meetings, des grèves, des tracts, des journaux clandestins, dit Nicolas.
Grünbaum joignit les mains comme pour une prière, et son visage prit une expression navrée :
— Il le faut, mon pigeon, il le faut. Même si cela t’embête. Surtout si cela t’embête…
Lorsque Grünbaum fut parti, Zagouliaïeff pouffa de rire :
— Ce qu’ils ont peur ! Non, mais ce qu’ils ont peur !
— De la guerre ? demanda Nicolas.
— Non, de la révolution, dit Zagouliaïeff.
— Je ne te comprends pas.
Zagouliaïeff glissa quelques graines de tournesol dans sa bouche et se mit à les mâcher du bout des dents, comme un lapin.
— Moi, dit Nicolas, je ne crois pas que la guerre soit possible. Aussi refuserais-je, à ta place, de participer à leur réconciliation. Nous avons autre chose à faire. Notre prochain attentat…
Il s’arrêta net et tourna les yeux vers la salle :
— Qu’est-ce qui le prend ? Il revient !
Grünbaum revenait, en effet, passait entre les tables, bousculait les consommateurs. Il était pâle, flasque, son regard exprimait un désarroi intense. Lorsqu’il eut rejoint Nicolas et Zagouliaïeff, il leur tendit, sans mot dire, le journal qu’il tenait à la main. Zagouliaïeff déplia la feuille et lut d’une voix calme :
— « Attentat politique à Sarajevo. »
— Quoi ? s’écria Nicolas.
Grünbaum pencha vers eux sa figure molle, hérissée de mille gouttes de sueur.
— Oui, dit-il, je sors d’ici et j’entends les vendeurs de journaux qui crient, qui crient, dans la rue…
— « Ce matin, poursuivit Zagouliaïeff, à Sarajevo, capitale de la Bosnie, l’archiduc héritier d’Autriche François-Ferdinand et sa femme morganatique, la duchesse d’Hohenberg, ont été abattus à coups de revolver, après avoir échappé à un premier attentat à la grenade. Le meurtrier… »
— Insensé ! Insensé ! répétait Grünbaum. Que vont-ils faire ? Ils sont capables de tout !
Zagouliaïeff déposa le journal sur ses genoux et releva la tête.
— Je passerai vous voir dès demain au siège du Parti, dit-il. Vous pouvez compter sur moi.
— Je t’accompagnerai, dit Nicolas.
Une grande lassitude s’était emparée de lui. Subitement, le meurtre de cet archiduc rendait inutile l’exécution du gouverneur de Moscou, et tous les autres attentats projetés.
— Partons, dit Zagouliaïeff. Nous n’avons plus rien à faire ici.
Ils sortirent tous trois, et, dans la rue, le cri des vendeurs de journaux les étourdit d’emblée :
— Sarajevo !… L’attentat de Sarajevo !…
Un prêtre, qui marchait au bord du trottoir, s’arrêta devant Nicolas et demanda d’une voix timide :
— Que disent-ils ? Qui a-t-on tué ?
Ce prêtre était jeune. Il avait des yeux bleus, candides, et une barbe blonde.
— À Sarajevo, l’archiduc François-Ferdinand, dit Nicolas.
Le prêtre se signa et murmura en hochant la tête :
— Que de sang ! Que de sang !
Puis il continua son chemin et disparut dans la foule.
CHAPITRE XVI
Les fenêtres de la salle à manger étaient ouvertes sur le matin calme. Un jet de soleil éclairait fortement la nappe blanche, damassée, le sucrier en vermeil, le verre à thé dans sa monture d’argent lourd. Une mouche paresseuse escaladait l’assiette des rôties. Le valet de chambre la chassa d’une pichenette et recula une chaise pour que Michel pût s’asseoir. Dans la cour, on entendait le cocher Varlaam et le chauffeur Georges qui se disputaient, selon leur habitude. Michel sourit à ces voix familières, déplia sa serviette et consulta les premiers journaux. Tout en buvant son thé, tout en croquant ses rôties, il parcourait les articles de fond. La presse entière célébrait la dernière « journée française » de Saint-Pétersbourg. L’entrevue de Nicolas II et de Poincaré suscitait un flot d’éloquence parmi les rédacteurs des diverses gazettes. Surtout le toast d’adieu du président français était commenté avec ferveur : « L’accord s’est toujours établi et ne cessera de s’établir avec d’autant plus de facilité que les deux pays ont maintes fois éprouvé les avantages procurés par cette collaboration régulière et qu’ils ont, l’un et l’autre, le même idéal de paix dans la force, l’honneur et la dignité. »