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« Dans la force, l’honneur et la dignité ! » Michel aimait ce langage fier. Il était sûr que l’Allemagne et l’Autriche n’oseraient rien entreprendre tant que les alliés se montreraient calmes et résolus. Mais l’empereur, si changeant, si débile, saurait-il tenir contre son entourage ? Et les socialistes ne tenteraient-ils pas, cette fois encore, de diviser et d’affaiblir le pays ? Déjà, la dernière page des journaux était consacrée aux grèves de Saint-Pétersbourg, de Moscou, de Nicolaïev, de Riga. Les employés du tramway, les typographes, les ouvriers des usines Poutiloff et Siemens avaient cessé le travail. La police dispersait des bandes armées de revolvers, de haches et de matraques. Et il était impossible de savoir à quelles consignes obéissaient les mutins en déclenchant des manifestations de masse pendant le séjour des Français à Saint-Pétersbourg. Les représentants des socialistes-révolutionnaires et des social-démocrates affirmaient que les désordres étaient indépendants de leur volonté. Mais qui donc, alors, commandait ces hommes ? Michel rejeta les journaux d’un geste irrité et vida le fond de son verre. Il allait se lever de table, lorsque Tania fit son entrée dans la salle à manger. D’habitude, elle se réveillait tard et prenait son petit déjeuner au lit.

— Que se passe-t-il ? Il est bien tôt pour toi, dit Michel. Veux-tu prendre une tasse de thé ?

— Oui, dit-elle. J’ai mal dormi. Il faisait si chaud ! Je ne pouvais plus rester dans la chambre…

Elle paraissait, en effet, très fatiguée, très inquiète. Le valet de chambre apporta une tasse, disposa un second couvert et se retira. Tania bâilla et désigna du doigt la pile de journaux.

— Quoi de neuf ?

— Rien de sensationnel. Le départ de Poincaré. Les derniers toasts. Les grèves de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Mon impression est que cette entrevue entre le tsar et Poincaré aura grandement contribué au maintien de la paix. Une entente aussi loyalement exprimée fera réfléchir les empires centraux.

— C’est qui, les empires centraux ? demanda Tania en croquant une rôtie.

— Eh bien, l’Allemagne, l’Autriche…

— Ah ? dit Tania, et son œil vague parcourut la pièce, comme à la recherche d’un objet perdu.

Depuis quelques jours, Michel se sentait bizarrement gêné en présence de sa femme. Il avait l’impression qu’elle s’était écartée de lui soudain, et que la distance qui les séparait augmentait d’heure en heure. Mais il avait beau se demander sur quels indices il fondait sa conclusion, il ne trouvait rien. Extérieurement, Tania n’avait pas changé. Son visage, ses gestes, ses paroles étaient les mêmes qu’autrefois. Il pouvait la toucher, se faire entendre d’elle. Cependant, à plusieurs reprises, comme ce matin par exemple, il avait été frappé par l’idée que Tania n’était pas sa femme, mais une étrangère. Il la regarda très fort, au milieu du front, pour percer cet obstacle de chair et d’os.

— Pourquoi me regardes-tu ainsi ? dit Tania.

Elle avait rougi. Il eut scrupule de son insistance et voulut mentir :

— Je t’admire. Tu es si jolie…

À ces mots, la figure de Tania devint hostile. Elle haussa les épaules.

— Non. Je suis affreuse, dit-elle. Je me suis vue dans la glace. Affreuse.

Elle soupira et se caressa la joue, le menton, avec le revers de la main. Michel saisit cette main et la porta à ses lèvres. Tania tressaillit.

— Ma chérie, dit-il. Je vais te faire du chagrin. Mais tu m’excuseras, je pense. Voici : je ne rentrerai pas déjeuner. Le secrétaire particulier du ministre des Voies et Communications est à Moscou. Il tient essentiellement à me voir et…

Tandis que Michel parlait, Tania sentait se lever en elle une joie heureuse, violente. Elle répondait machinalement :

— Tu dis que tu ne rentreras pas déjeuner. Oh ! c’est dommage…

Déjà, mentalement, elle bouleversait son emploi du temps et accordait à Volodia quelques heures de plus, un déjeuner inespéré, des caresses supplémentaires. Depuis des semaines, elle organisait son existence entière autour de ces rendez-vous clandestins. Elle leur sacrifiait tout, follement, stupidement, négligeait ses enfants, sa maison, ses amis. Une seule idée la possédait : le voir le plus souvent, le plus longtemps possible, comme si, bientôt, elle n’en aurait plus le droit ni le loisir.

— Eh bien, dit-elle, ne viens pas. Je me passerai de ta présence.

Ses paroles, sa voix étaient naturelles. Elle disait, elle faisait, ce qu’il fallait dire et faire, sans que son esprit participât le moins du monde au débat.

— Je serai rentré vers six heures, dit Michel.

— Je t’attendrai, dit-elle.

Il se leva, déposa un baiser sur le front de Tania, ramassa les journaux, s’attarda encore un instant dans la pièce. Elle s’impatientait. Enfin, il s’en alla. L’auto démarra dans un vrombissement sensationnel. Allégée, palpitante, Tania se précipita vers le téléphone et demanda le numéro de Volodia :

— Oui, mademoiselle, le dix-sept-quatorze. Quatorze… Oh ! elle ne comprend rien, quatorze…

Son cœur battait. Lorsqu’elle entendit la voix de Volodia, elle défaillit de douceur. Heureusement, il était libre pour le déjeuner. Il congédierait ses domestiques.

Tania retroussa le pan de son peignoir et courut vers sa chambre à petits pas chancelants. La soubrette était là qui attendait ses ordres.

— La robe grise et mauve avec la ceinture d’argent.

La nounou et la gouvernante frappaient à la porte. Elles venaient présenter les enfants avant la promenade. Tania embrassa Serge et Boris avec emportement, joua un instant avec eux, puis, subitement, les repoussa :

— Allez, allez, je suis pressée…

Lorsqu’ils furent partis, elle regretta son geste et se promit de leur rapporter des jouets.

— Madame ordonne-t-elle d’atteler la calèche ? demanda la femme de chambre.

— Non, je prendrai un fiacre, dit-elle. Ou plutôt je marcherai à pied. Il fait si beau !

Elle était saisie de vertige. Depuis deux mois, toutes les valeurs de son univers intime fléchissaient une à une. La fidélité, la dignité, l’affection étaient des notions dépassées. Le mal et le bien se confondaient sans dommage. Quand elle s’efforçait de résumer les mérites de Volodia, elle était surprise par l’inutilité même de sa recherche. Il n’avait pas de qualités solides et distinctes comme Michel. Et on ne pouvait pas cerner et définir son caractère par la pensée. Tout en lui était trouble, évanescent, dangereux. Tantôt bon et sincère, tantôt faux, couard et hargneux, tantôt passionné, tantôt frigide, tantôt joyeux et tantôt triste, il défiait les classifications. Mais son instabilité même faisait son charme. Il émanait de lui une chaleur où Tania se trouvait à l’aise. Sa seule présence créait autour des êtres une température favorable à leur éclosion. Ce matin même, en se hâtant vers le rendez-vous, elle percevait ce glissement d’un monde à l’autre, d’un ordre à l’autre. À mesure que le fiacre s’éloignait de sa propre maison, elle se devinait libérée de l’exactitude, de l’habitude et de l’ennui. Elle abandonnait derrière elle quelque chose d’ancien, de traditionnel, de figé et de lourd à mouvoir, et se laissait enrichir par la promesse d’être heureuse d’une façon impertinente et coupable. À intervalles égaux, de petites phrases banales coupaient le courant de sa méditation. « Je ne devrais pas. C’est mal. J’ai un mari. Des enfants. » Mais cette honte n’était pas désagréable. Et, très vite, elle ne songeait plus qu’à son impatience. Le chemin était long. Les chevaux étaient lents. Tout ce temps perdu ! Et lui qui attendait !