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Il la reçut dans ses bras, comme si elle eût échappé à un grand péril. Elle dut répondre à ses premières questions. Oui, elle était descendue du fiacre à cinquante pas de la maison. Non, personne ne l’avait remarquée et Michel ne se doutait de rien. Il respira profondément et se passa la main dans les cheveux.

— J’ai toujours peur, dit-il. Peur pour toi, pour nous…

Puis il secoua la tête et sourit tristement dans le vide.

Tania, debout dans l’entrée, se débarrassait de son chapeau et de sa courte cape de soie. Elle pénétra enfin dans le petit salon aux volets clos à cause de la chaleur Derrière cette porte, au fond, était la chambre.

— Tes domestiques sont sortis ? demanda-t-elle.

— Oui.

Il lui désigna un fauteuil :

— Assieds-toi.

— Pour quoi faire ?

D’habitude, ils ne s’attardaient guère au salon. Volodia parut gêné par l’interrogation de Tania, et elle l’entendit qui avalait une gorgée de salive. Elle le devinait inquiet, vulnérable. Dans les pénombres de la pièce, elle chercha son visage et découvrit un profil régulier, gris poussière, et un grand œil fixe, rêveur.

— Quoi ? Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-elle.

Il lui prit la main, mais d’une manière amicale, légère. Elle fut déçue de le sentir distrait, sans désir et sans hâte.

— Tu sembles fatigué, dit-elle.

— Oh ! non, dit-il. Si tu savais… J’ai appris des choses…

Elle eut peur :

— Sur moi ?

— Non. Juste avant ton arrivée, j’ai eu la visite d’un ami, un journaliste… Il m’a dit… Les feuilles du matin n’en parlent pas encore… Il n’y en a que pour Poincaré et les grèves… Mais, ce soir, ce sera officiel… L’Autriche a adressé un ultimatum à la Serbie…

Tania tombait de haut. Désenchantée, refroidie, elle murmura :

— Et alors ?

Il s’anima soudain. Ses yeux brillaient. Ses lèvres remuaient vite :

— Alors ? Tu ne comprends pas ? L’Autriche veut la guerre. On ne connaît pas les termes de l’ultimatum, mais il est, paraît-il, très sévère, et le délai de réponse expire dans quarante-huit heures. Ajoute à cela que Poincaré et Viviani sont en voyage. Le kaiser est sur mer et ne sait pas donner des conseils de modération à François-Joseph. Les grèves russes battent leur plein. Les émeutes en Irlande retiennent toute la vigilance de l’Angleterre. Ah ! les Autrichiens ont bien choisi leur moment. Ils espèrent envahir la Serbie avant que les grandes puissances se soient concertées. Le fait accompli, en somme. S’ils réussissent, nous n’aurons pas de guerre. S’ils tardent, les alliances joueront…

Il esquissa de la main un geste large et mou :

— C’est terrible…

Mais Tania ne pouvait pas s’intéresser à ce désarroi vulgaire. Occupée de son seul amour, elle niait tout ce qui n’était pas lui. Cette danse d’ombres, ces menaces, ces cris ne la concernaient plus. Elle était fâchée que Volodia manquât de sérieux au point de se détourner d’elle pour lire les journaux et redouter la mort. Il lui semblait qu’en participant à la crainte du monde il la frustrait d’une attention qu’elle méritait sans partage. Elle fit la moue :

— Oh ! là là ! Que d’histoires, mon cher !

— Je ne suis pas le seul à m’inquiéter, dit Volodia.

— Je suis bien sûre que si. Michel, ce matin, était plus calme.

— Parce qu’il ne savait rien encore.

— Ou parce qu’il en savait plus que toi. Tout finira par s’arranger.

— On ne disait pas autre chose à la veille de la guerre contre le Japon… murmura Volodia.

— Peut-être, dit Tania. Mais, maintenant, la Russie a fait son expérience. Elle n’ignore plus ce que ça coûte, une guerre. Elle ne recommencera pas.

Volodia balança la tête avec obstination. Tania reconnut qu’elle n’avait pas su le convaincre. Pourtant, elle était certaine de ne pas se tromper. Comment lui expliquer, à ce garçon pessimiste et buté, que trop de bonheur était en train de mûrir et d’éclore sur terre, pour que la décision de quelques fous risquât de menacer la paix ?

— Mon intuition ne me trompe jamais, dit-elle avec force. La guerre est impossible, parce que je ne la sens pas.

À ces mots, Volodia eut un sourire forcé et soupira :

— Tu as raison… N’en parlons plus… N’y pensons plus…

Mais elle savait qu’il feignait l’insouciance pour lui complaire. Il s’assit à ses pieds, comme d’habitude, coucha le front sur ses genoux. Il faisait tous ces gestes avec application. Pourtant, son esprit était ailleurs. Furieusement, Tania se pencha sur lui et lui baisa la bouche. Par ce baiser, elle espérait le délivrer de sa hantise, le ramener à elle et au plaisir. Déjà, il cédait de tout son corps à cet appel animal. Étourdi par un brusque désir, il oubliait l’Europe, les journaux, ses propres paroles. Il palpait avec des mains impatientes ces épaules, ces hanches qu’il avait d’abord dédaignées. Elle l’entendit gémir un peu sous un excès de joie, et fut fière de cette plainte, comme si elle eût triomphé d’une rivale.

— Viens, dit-il, avec un accent humble et insistant, qui la pénétra jusqu’au cœur.

Il se leva le premier. Elle se dressa à son tour.

Dans l’ombre chaude, les roses sentaient fort. Un rayon de soleil, filtrant à travers les volets, allumait un sentier de feux bleus et rouges sur le tapis du salon. Des étoiles de diamant scintillaient dans les pendeloques du lustre. Volodia prit Tania par la main et l’attira doucement, pas à pas, vers la porte qui conduisait à sa chambre. Elle se laissait faire, obsédée par la chanson du sang dans ses oreilles. En passant dans le rayon de soleil, elle cligna des paupières. Et, à ce moment, des cris éclatèrent dans la rue. Des vendeurs de journaux aboyaient les titres de leurs feuilles. En un clin d’œil, Volodia bondit vers la fenêtre, tira les rideaux, poussa les volets et se pencha sur le vide. Éblouie, les bras ballants, la tête creuse, Tania regardait cet homme qui l’avait fuie et lui tournait le dos maintenant, attentif aux rumeurs de la ville. Des larmes de rage lui gonflaient la face. Elle se mordait les lèvres. En contrebas, des voix étrangères se répondaient d’un trottoir à l’autre :

« Départ de l’escadre française… Déclaration de Poincaré… »

Volodia quitta la fenêtre, les épaules basses. Il paraissait fatigué, vieilli, dans la lumière brutale du jour. Ses joues étaient râpeuses, piquées de mille petits poils brillants. Des rides sèches et minces entouraient ses paupières.

— Ils ne savent rien encore, dit-il, ou peut-être n’osent-ils pas le publier.

Il se tut, conscient d’avoir offensé Tania, et coula vers elle un regard consterné. Elle ne bronchait pas, sculptée dans le soleil, dure et droite. La lumière débordait ses yeux, élargissait, éparpillait le bleu de ses prunelles. Sa bouche s’entrouvrait sur de petites dents blanches et épaisses.