— Excuse-moi, dit-il. Il ne faut pas m’en vouloir.
Elle lui sourit, d’une façon intolérante.
— Mais je ne t’en veux pas, dit-elle.
Après cette soudaine rupture, il ne se sentait plus l’envie de reprendre le jeu. Dégrisé, perplexe, il demeurait debout devant la porte. Il s’irritait contre Tania qui ne comprenait rien au danger, et contre lui-même dont la moindre alerte suffisait à troubler les dispositions amoureuses. Enfin, il ferma les volets, tira les rideaux. Dans l’ombre, il devint plus calme.
— Je suis absurde, dit-il.
— C’est bien mon avis, dit Tania.
Elle se tenait encore sur la défensive, il se rapprocha d’elle, honteusement :
— Oublie tout cela. Cette idée me hante, parce que je t’aime… Parce que je t’aime, uniquement… Ah ! si je ne t’aimais pas, la guerre ou la paix, tout me serait égal… Mais voilà… Que deviendrons-nous si la guerre éclate ?…
— Tu n’est pas mobilisable, d’après ce que tu m’as expliqué, dit-elle avec indifférence.
— Non. Du moins, pas immédiatement. Après, on ne sait pas. Une guerre moderne exige beaucoup d’hommes…
Une peur atroce envahit le cœur de Tania. Brusquement, elle regretta son insouciance. Elle imagina Volodia mobilisé, expédié vers des terres lointaines, blessé, tué. Ce fut un éclair.
— Non, dit-elle violemment. Tu ne bougeras pas. Et Michel non plus…
Elle avait parlé de Michel avec simplicité. Mais elle s’arrêta aussitôt, gênée par tout ce que ce nom évoquait en elle. Involontairement, elle associait Michel à leur destinée. Elle ne concevait pas que leur bonheur pût se décider loin de lui. Et, cependant, elle lui était infidèle. Qui comprendrait qu’elle aimât ces deux hommes de façon différente et chacun selon ses mérites ? Son affection pour Michel n’était diminuée en rien par la passion que lui inspirait Volodia. Ils appartenaient à deux mondes distincts. Et ils n’avaient pas à être jaloux l’un de l’autre.
— Michel non plus ne sera pas mobilisé, reprit-elle. Tout sera comme avant… Tout… Tout… Qu’est-ce que cela fait si les autres meurent ?…
Volodia baissa les paupières.
— Michel, dit-il tristement. Tu te préoccupes de Michel ?
La sonnerie du téléphone retentit. Il se dirigea vers l’appareil, décrocha l’écouteur et sa figure exprima un embarras comique.
— Allô… Oui, c’est moi… Bonjour…
Au ton de Volodia, à son attitude, Tania devina que Michel était à l’autre bout du fil.
— En effet, disait Volodia, je n’ai pas pu venir au bureau… Une affaire personnelle… Non, je ne veux rien préciser…
Il eut un rire faux, servile, qui déplut à Tania. Elle songea que Michel se couvrait de ridicule en téléphonant à l’instant même où son ami et sa femme s’apprêtaient à coucher ensemble. Elle eut mal pour lui. Elle le plaignit et le détesta d’être si crédule. En même temps, l’aplomb de Volodia lui parut insupportable. Remis de son émoi, il affectait la désinvolture. Inconsciemment, elle prit contre lui, contre elle-même, le parti de Michel.
— Non. Je ne suis pas seul, disait Volodia. Surtout ne passe pas, tu nous dérangerais… Ah ? Tu as su ?… Les journaux ne disent rien encore ?… C’est terrible !… Et ce délai de quarante-huit heures !… Ils l’ont fait exprès !… Ce soir ?…
Il se tourna vers Tania et murmura très vite :
— Il m’invite à dîner, ce soir. Les Jeltoff seront là et le représentant du ministre des Voies et Communications…
— Non, dit Tania avec une colère soudaine. Je ne veux pas.
Docile Volodia revint à l’appareil :
— Impossible ce soir, mon cher… Mais un autre jour… Voyons… Après demain, 13 juillet ?… D’accord… Je marque le 13 juillet…
Sa voix était égale, nette, bien timbrée. Mais, tandis qu’il parlait, Tania sentait naître, au niveau de son estomac, un malaise étrange, presque physique, une répulsion qui lui était inconnue. Cette conversation au téléphone, entre son mari et son amant, lui soulevait le cœur.
— Au revoir, Michel, dit Volodia. Je te verrai en fin d’après-midi. Nous discuterons des événements…
Il reposa l’appareil et s’essuya le front avec un mouchoir de batiste. Tania le considérait avec des yeux écarquillés par l’attention. Et, à le voir là, devant elle, sa propre déchéance lui semblait si proche, si vraie, qu’elle n’osait plus prononcer un mot. Pour la première fois depuis des semaines, elle se découvrait seule, abîmée, déshonorée et lasse, tout à coup. Elle frissonna, comme si quelque chose de gluant eût effleuré sa main. Le silence se prolongeait. Tania et Volodia demeuraient immobiles, unis par le même scrupule. Volodia respirait à longs intervalles. Il était bouleversé. Puis, soudain, comme pour écraser leurs remords à tous deux, comme pour tuer entre eux une présence, il se précipita vers elle et la serra dans ses bras. Brisée, étouffée, elle se débattait à peine.
— Nous sommes des cochons, des cochons ! geignait-il. Mais nous n’y pouvons rien. Le crime est commis. Il faut en profiter. Surtout, ne pas penser, tu comprends ? Comme des ivrognes…
Tout en parlant, il la bousculait, la poussait vers la chambre.
— Qu’arrivera-t-il encore ? dit-elle dans un souffle. Quelle fin devons-nous espérer ?
— Je te défends de réfléchir à cela ! cria-t-il. Laisse passer les jours. Jouis de l’occasion.
De grosses gouttes de sueur tremblaient à son menton. La peau de son visage était pâle, verdâtre. Il avait un regard fou. Elle eut peur de ce masque qu’elle ne connaissait pas. Lorsqu’il essaya de dégrafer sa robe, elle protesta faiblement :
— Non… plus tard…
Mais il ne l’écoutait pas. Il s’acharnait sur elle, la pressait, la déshabillait, l’embrassait avec une voracité maladroite. Enfin, il la jeta sur le lit et resta debout, la tête basse, l’œil hébété, comme un assassin devant sa victime.
— Tu vois, dit-il, par instants, je me demande si la guerre ne serait pas une bonne chose. Un cataclysme. On est entraîné dedans. Et tout est résolu, sans qu’il y ait besoin d’intervenir. Ah ! que tout finisse, que tout finisse !…
Il hoquetait, il bredouillait lamentablement. Des larmes roulaient sur sa figure. Tania tendit les bras, l’attira vers elle, lourd et vaincu. Maintenant, elle berçait ce grand corps échoué contre son flanc. Un orgueil trouble l’animait. Auprès de cet homme abattu, elle se sentait appelée à panser le plaies, à chasser les rêves. Elle n’avait plus le droit de souffrir, puisqu’il souffrait lui aussi. D’une main maternelle, elle recoiffa ce front renversé. Elle dit :
— Allons, il ne faut plus te tourmenter… La guerre n’est pas pour nous… Il n’y aura pas la guerre…
Les yeux à demi clos, les lèvres desserrées, il grogna :
— Je me fiche de tout… de tout… Demain n’existe pas… n’existera jamais… Je t’aime… Le reste importe peu…
— Moi aussi, je t’aime, Volodia, dit-elle. Et je voudrais bien ne plus t’aimer.
Ils déjeunèrent à deux heures. À quatre heures, Volodia sortit pour acheter d’autres journaux. Lorsqu’il revint, il trouva Tania rhabillée, recoiffée. Elle voulait partir. Il la retint. Mais elle refusa de retourner dans la chambre. Elle se sentait horriblement fatiguée et tremblante. L’idée de revoir Michel, pendant le dîner, l’empêchait d’être heureuse. Avec une obstination maniaque, elle imaginait son visage trop bon, sa voix trop douce. Elle s’en alla enfin, dans les rues chaudes et poudreuses, où flottait une odeur de briques pilées et de crottin.