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À peine rentrée, elle se précipita dans la salle de bains, se dévêtit, se brossa les dents, se lava dans une eau tiède et parfumée, comme pour effacer de son corps les dernières traces de la faute. Après la toilette, elle reprit courage. Il lui semblait que, par la vertu de l’eau et du savon, elle réintégrait son premier rôle. Le souvenir de Volodia s’éloignait d’elle et la laissait en repos. Par instant, elle pouvait presque se croire innocente. Lorsque Michel vint lui rendre visite, elle l’accueillit sans le moindre embarras. Il l’interrogea sur l’emploi de sa journée, et elle répondit facilement, sautant d’un mensonge à l’autre, souriant et jouant des yeux. Pourtant, elle remarqua qu’il l’observait avec une insistance douloureuse. Jeltoff et sa femme, Eugénie Smirnoff, le secrétaire particulier du ministre, arrivèrent successivement et emplirent le salon de leurs bavardages. Dès le début du dîner, les messieurs parlèrent de l’ultimatum. Le secrétaire particulier du ministre pérorait en découpant une aile de poulet à petits gestes souples de chirurgien :

— Il faut que la Russie et la France demeurent sur leurs positions. L’Autriche cherche à nous en imposer. Montrons-lui que nous sommes plus forts qu’elle, et elle rengainera son sabre. D’ailleurs, cet ultimatum dont nous ignorons encore les termes, est, paraît-il, interminable. Or, un ultimatum est un acte bref, cinglant : fortiter in resuaviter in modoet l’ultimatum autrichien est suaviter in refortiter in modo. Voilà pourquoi il ne s’agit que d’une manœuvre !

— En somme, dit Jeltoff, vous estimez que nous devons procéder par intimidation.

— Exactement, dit le secrétaire particulier.

— Mais l’intimidation risque d’exaspérer l’adversaire ! dit Jeltoff. Voyez-vous que l’Autriche et l’Allemagne aient réellement des intentions belliqueuses, et qu’au lieu de les laisser se servir sur la Serbie, nous les provoquions, nous, à grands cris ?

— De toute façon, dit Michel, nous ne pouvons pas nous désintéresser du sort de la Serbie menacée par l’Autriche.

— Pourquoi ? dit Jeltoff. De la sorte, au moins, le conflit serait localisé. Une guerre de plus dans les Balkans, ce n’est pas un drame. C’est préférable à un conflit européen…

Le secrétaire particulier sourit d’un air sagace et méprisant :

— Si vous laissez l’Autriche envahir la Serbie, vous exciterez les appétits des vainqueurs. Ils se croiront tout permis, dans une Europe déficiente. Ils se jetteront à droite, à gauche…

— Je me demande, dit Eugénie Smirnoff, comment le chef d’un gouvernement peut être assez inhumain, assez cruel, pour déclarer la guerre et envoyer des milliers d’hommes à la mort.

— Il arrive souvent, dit Michel, que le chef du gouvernement condamne la guerre, en principe, mais soit obligé de mobiliser ses concitoyens pour défendre les richesses naturelles et économiques du pays. Le chef du gouvernement ne doit pas penser en père de famille, mais en homme politique…

Tania se taisait et observait ses convives.

— Vous ne dites rien, Tatiana Constantinovna, murmura Mme Jeltoff. Ces questions ne vous intéressent pas ?

Tania tressaillit, comme si elle se fût réveillée au bord d’un gouffre.

— Non, dit-elle. Je… je ne crois pas à la guerre…

Il lui sembla que tous ses invités la considéraient avec étonnement. Elle détesta toutes ces têtes coloriées qui oscillaient autour de la table. L’absence de Volodia lui était pénible. Lui seul pouvait la comprendre et la consoler d’un regard.

— Si on donnait la parole aux peuples, il y aurait moins de guerres, dit Jeltoff. Ce sont les dirigeants qui veulent la guerre, pour devenir des personnages historiques. On connaît ça ! Croyez-vous que l’homme de la rue souhaite en découdre ? À Saint-Pétersbourg, il ne pense qu’aux grèves, en Angleterre qu’aux sports, en Allemagne qu’à la bière, à Paris qu’au procès Caillaux et il a bien raison.

— Ce procès Caillaux, susurra Eugénie Smirnoff, quel scandale. Une femme qui tue par amour pour son mari ! Moi, je l’admire…

— Il n’en demeure pas moins, dit Michel, que la publicité accordée à cette sale histoire d’amour et de politique me révolte. En des heures aussi graves que celles-ci, l’unique préoccupation de chacun devrait être l’avenir de la patrie…

Tania crut remarquer que Michel ne la quittait pas des yeux en prononçant ces paroles. Elle se sentit pâlir. Son cœur était lourd. Elle aspira l’air en suffoquant. À la fin du repas, elle se leva de table et, tandis que les invités se réunissaient au salon, passa dans le couloir et s’appuya contre le mur pour reprendre haleine. Puis, à pas mesurés, elle se dirigea vers les chambres d’enfants. Elle poussa une porte. La veilleuse éclairait la tête de Serge. Sa respiration était égale. Il souriait en rêve. Dans la pièce voisine dormaient Boris et la nounou. Elle n’osa pas entrer et se retira sur la pointe des pieds, comme une voleuse.

Lorsqu’elle reparut au salon, Eugénie Smirnoff la prit par le bras et l’attira dans l’encoignure d’une fenêtre.

— Vous êtes si pâle, ma chérie ! disait Eugénie. Je vous sens si anxieuse ! Moi aussi, les événements me bouleversent. Et cette chaleur…

— Oui, ce sont les événements, la chaleur, dit Tania.

Les invités ne se dispersèrent qu’à deux heures du matin.

Tania était rompue de fatigue. Dans la chambre à coucher, Michel parlait toujours, citait des noms d’hommes politiques et de journalistes. Soudain, il s’arrêta et dit d’une voix triste :

— Tu es si loin, Tania. Je parle et tu ne m’écoutes pas. Que se passe-t-il ?

Elle faillit éclater en sanglots. Tout à coup, elle souhaitait que Michel la prît dans ses bras pour la protéger. Elle voulait qu’il fût plus fort, plus beau que Volodia, qu’il inventât des mots irrésistibles, qu’il se fît aimer, qu’il la délivrât de son obsession. Comme s’il eût compris sa pensée, il lui saisit les mains et l’attira doucement contre sa poitrine. Depuis sa liaison elle multipliait les prétextes pour se refuser à lui. Cette nuit-là, ce fut elle qui mendia ses caresses. Mais elle les subit avec horreur, les paupières closes, la chair froide.

Lorsque Michel se fut endormi, elle demeura longtemps assise dans le noir. Elle ne doutait plus maintenant que Volodia seul fût capable de la contenter. L’habitude du plaisir avait suscité en elle un appétit nouveau. Le sang bourdonnait dans ses veines. Sa langue était sèche. Elle s’excusait en songeant qu’elle ne pouvait rien contre cette passion dévorante. Cependant, elle plaignait Michel, et voulait se déchirer le corps. Une rêverie vague la prit. Elle s’assoupit enfin, malheureuse, excédée. Un peu plus tard, elle s’éveilla en sursaut. Elle avait fait un cauchemar : Michel reposait, mort, à ses côtés. D’une main tremblante, elle effleura la poitrine de son mari. Non, la peau était tiède et le cœur battait bien. Elle poussa un soupir de soulagement et se signa, les yeux grands ouverts sur la fenêtre où naissait le jour.

CHAPITRE XVII

Le 13 juillet(1) à l’aube, Volodia s’éveilla d’une secousse et resta un long moment, assis dans ses oreillers, la tête lourde, les yeux éblouis par la lumière du matin. Il se sentait anxieux et brisé. Hier, Tania s’était décommandée, à la dernière minute, par téléphone. Elle se disait trop fatiguée pour venir. Sa voix était à peine perceptible. Volodia avait même cru comprendre qu’elle pleurait. Abandonné par Tania, et n’ayant plus rien à faire de la journée, il s’était amusé à courir les rues et les salles de rédaction. De cette poursuite effrénée, il ne conservait plus qu’un souvenir anodin. Des visages désolés se bousculaient dans sa mémoire. Il revoyait aussi des couloirs poussiéreux, des gazettes molles, tachées d’encre, les feuilles longues des dépêches Havas. La situation internationale s’aggravait d’heure en heure. La veille, un Conseil de la Couronne s’était tenu à Krasnoïé-Sélo sous la présidence du tsar. À l’issue de cette réunion, la presse avait publié un communiqué aux termes vagues et menaçants.