Entre-temps, on avait appris que le comte Pourtalès, ambassadeur d’Allemagne à Moscou, s’était présenté au pont aux Chantres pour déclarer que son gouvernement n’admettrait aucune intervention d’une tierce puissance dans le conflit austro-serbe. À la suite de cette visite, le ministre des Affaires étrangères, Sazonoff, avait eu un entretien avec le ministre de Serbie, auquel il avait recommandé la plus grande modération. Les journaux d’hier, que Volodia avait encore sur sa table de nuit, étaient bourrés de nouvelles alarmantes. Des informations officieuses laissaient entendre que l’Allemagne rappelait des membres de l’état-major en villégiature en Suisse, en Norvège, au Tyrol, que certaines garnisons étaient consignées, qu’en Autriche les décrets de mobilisation seraient promulgués dans quelques heures. Plusieurs correspondants de presse citaient un article de la Vossische Zeitung, qui félicitait l’Autriche pour la noble franchise de sa politique extérieure, et un autre du Berliner Lokal Anzeiger, où il était dit textuellement : « Le peuple allemand pousse un soupir de soulagement. Il salue la décision de l’allié autrichien et lui prouvera très bientôt sa fidélité. » Mais, bien que le délai de l’ultimatum eût expiré le 12 juillet à six heures du soir, aucune précision n’était encore parvenue de Belgrade, ni de Vienne, au sujet de la réponse serbe. En admettant même quelque retard dans la transmission des dépêches, les journaux de ce matin devaient être renseignés. D’un bond, Volodia sauta du lit et courut dans la salle à manger. Les journaux étaient sur la table : Les Nouvelles russes, Les Nouvelles moscovites, Le Feuillet moscovite. Il déplia nerveusement la première gazette venue et lut : « Rupture diplomatique entre l’Autriche et la Serbie. Malgré le caractère conciliant de la note serbe qui lui fut remise hier à cinq heures quarante-cinq, l’ambassadeur d’Autriche, baron von Giesl, s’est déclaré insatisfait et a quitté Belgrade avec tout le personnel de la légation. »
Volodia se passa une main sur le front, comme pour chasser les derniers rêves de la nuit. Une appréhension mortelle écrasait son cœur. Ses jambes étaient faibles. L’ensemble de la situation se présentait nettement à son esprit. D’un côté, l’Allemagne et l’Autriche, armées jusqu’aux dents. De l’autre, les pays pacifistes, des ambassadeurs, des ministres, des secrétaires… Il frémit, regarda sa montre et regretta d’avoir dormi si longtemps. Sans prendre la peine d’avaler son petit déjeuner, il se lava, s’habilla en hâte et descendit dans la rue.
Les passants avaient des mines soucieuses, tendues. Des groupes d’hommes en blouse assiégeaient un vendeur de journaux. D’autres écoutaient un étudiant qui leur lisait à haute voix les informations de la matinée. Près du couvent de la Passion, un monsieur, vêtu d’un veston noir et coiffé d’un chapeau melon, escalada une borne et entonna La Marseillaise. Un cireur de bottes cligna de l’œil à Volodia et dit :
— Ça devient mauvais ! Mais il faut quand même penser aux chaussures.
Cette phrase, Volodia se la répétait en piétinant parmi la foule. Son esprit fatigué y découvrait un sens profond, une philosophie saine et juste. Quoi qu’il arrivât, chacun devait exercer son métier, sa passion. Le souvenir de Tania le frappa en plein cœur et l’emplit de délices. L’idée de la revoir ce soir, fût-ce chez elle, fût-ce en présence de son mari, lui était d’un grand réconfort. Et, cependant, il y avait tant d’amertume et tant de désespoir dans leur amour ! Ce n’était pas assez dire qu’une volonté étrangère les avait réunis. Créés l’un pour l’autre, ils n’avaient plus la force de se séparer. Ils étaient condamnés à une sorte de volupté funèbre. Seule la mort pouvait, semblait-il, délier le sortilège. La mort de qui ? De Tania, de Michel, de lui-même ?
De nouveau, la pensée de la guerre le recouvrit comme une vague de fond. Il oscilla un instant entre son angoisse particulière et l’angoisse unanime. Il lutta contre le monde entier, pour demeurer le plus longtemps possible Volodia Bourine, l’amant de Tania, l’ami de Michel, un homme seul, un homme libre. Mais, peu à peu, les visages des passants entrèrent en lui et s’emparèrent de son âme. Il se hâta comme eux vers un but louche et terrible. Il acheta les gazettes qu’il avait déjà lues. Il grimpa l’escalier tortueux d’un journal dont il connaissait le directeur, pénétra dans la salle de rédaction. Des hommes en bras de chemise écrivaient sur des coins de table. Le téléphone sonnait sans arrêt. L’air était gorgé d’une fumée bleuâtre, qu’un ventilateur rachitique brassait à lents coups de palettes. Volodia serra quelques mains au hasard. Malinoff, qu’il n’avait pas remarqué d’abord, le saisit par les épaules et l’entraîna vers le fond de la pièce. Son front était livide. Sa petite barbe blonde pendait tristement.
— Alors ? Vous avez lu ? demanda-t-il.
— C’est la guerre à brève échéance, dit Volodia.
— Non ! Non ! s’écria Malinoff. Nous conservons quelques chances encore. Les efforts de médiation anglaise aboutiront peut-être. Sinon, il reste une possibilité de localiser le conflit. La Russie consentira sans doute à baisser pavillon devant l’Autriche et l’Allemagne. Si nos gouvernants voulaient être moins fiers…
— Oui, mais comment leur faire comprendre ?
— Les socialistes s’en chargeront, dit Malinoff avec emphase. Dans tous les pays, ils préparent des grèves générales pour répondre à la mobilisation. À Londres, les anarchistes annoncent un congrès sous huitaine. À Paris, L’Humanité appelle ses fidèles à la guerre contre la guerre. Les journaux d’opposition allemands et autrichiens condamnent l’ultimatum et exigent des négociations pacifiques. Chez nous, les meetings se multiplient. Aujourd’hui encore, on m’en signale sept à Moscou. Les ouvriers des usines Prokhoroff, des usines Jeltoff… Vous connaissez mes opinions. J’admire ces hommes qui placent l’amour du prochain plus haut que l’amour de la patrie.
— Je les admire aussi, dit Volodia. Tout plutôt que la guerre, voilà ma devise. Si les socialistes peuvent empêcher la guerre, ils auront bien mérité du pays. Ils devront prendre le pouvoir…
— Oui, oui, dit Malinoff. Quelle affaire ! Figurez-vous que j’ai ma pièce en répétition à La Sauterelle. Un petit acte du genre populaire. Si la guerre intervenait… Ah ! je n’ai jamais eu de chance !