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— Moi non plus, dit Volodia.

Il s’épongea le front. Contre toute raison, il lui semblait qu’il allait souffrir plus que les autres de ces perturbations politiques. Si, dans un monde solide, paisible, familier, sa passion pour Tania était déjà menacée, que serait-ce en pleine guerre, en plein chaos ? Volodia ne savait pas vivre dans le désordre. Il fallait, pour qu’il fût heureux, qu’une société bien organisée encadrât sa personne, que des administrations secourables le déchargeassent de tout souci matériel, que le mécanisme de la Russie fonctionnât régulièrement, sans à-coups, sans surprise. Pour cela, il était prêt à payer des impôts, des taxes, et à fermer les yeux sur quelques injustices. Mais voici qu’on voulait le détourner de lui-même et le lancer dans l’aventure de tous. C’était irritant et grotesque. C’était anachronique. Il avait envie de protester en son nom : « Ils n’ont pas le droit de me faire ça, à moi ! »

Malinoff l’avait quitté pour répondre à un coup de téléphone. Il revint en brandissant son calepin :

— On me confirme la réunion des ouvriers de Jeltoff pour cet après-midi. Elle aura lieu dans la salle des fêtes de l’usine. Je m’étais promis d’y aller, seulement, je ne veux pas manquer ma répétition : Thadée Kitine est très susceptible, et, d’ailleurs, je ne suis pas tranquille quand on travaille mes textes loin de moi. Mais vous, cher ami, qui n’avez rien à faire de la journée, vous devriez vous rendre à ce meeting. Et puis, vous passeriez à La Sauterelle pour nous renseigner.

— Avec plaisir, dit Volodia.

Malinoff lui serra la main d’une manière vigoureuse et émue.

— Vous êtes un véritable ami de la paix, dit-il. À propos, savez-vous que je rencontre quotidiennement, au théâtre, un personnage qui prétend fort bien vous connaître ?

— Oui ?

— Un provincial récemment arrivé d’Ekaterinodar, Kisiakoff. Il a versé de l’argent dans l’affaire et courtise de près, notre vedette, Liouba Diaz. Quel genre d’homme est-ce ?

— Je n’en sais rien, dit Volodia avec brusquerie.

— En tout cas, reprit Malinoff, il m’intrigue. Tout l’intéresse, il fourre son nez partout, tripote tout, critique tout… Et ses réflexions sont parfois si bizarres ! Il a l’air très bien renseigné. Ne serait-il pas dans la police, ou dans la diplomatie secrète, ou… ?

Volodia éclata de rire, Malinoff rit aussi, en se peignant la barbiche. Puis il soupira :

— Ah ! nous rions et, pendant ce temps-là, qu’est-ce qui se prépare ?

— Faisons confiance au peuple, dit Volodia.

Il se sentait pris, tout à coup, d’une sympathie tenace pour les braves ouvriers russes. Il était de tout cœur avec eux. Il ne comptait plus que sur eux pour le défendre. En sortant du bureau, il passa chez un marchand de fleurs, acheta un œillet rouge et le glissa ostensiblement dans la boutonnière de son veston.

La salle des fêtes de l’usine était vaste, poussiéreuse, délabrée. Sur les murs, jaune canari, se déroulait une frise où des masques antiques alternaient avec des flûtes enrubannées. Des bancs d’école, des caisses de bois blanc et des chaises dorées servaient de sièges à un auditoire nombreux. Il y avait là, parqués pêle-mêle dans une chaleur et une odeur puissantes, des ouvriers de l’usine Jeltoff, des étudiants, des journalistes, des marchands, et quelques soldats timides. Devant eux, se dressait une méchante estrade en planches. La toile de fond représentait des bocages bleuâtres, une fontaine rapiécée. Des pupitres de musicien étaient entassés dans un coin, contre le piano droit. Au centre de la scène, on avait disposé une chaise de jardin et une table drapée d’étamine rouge. L’un après l’autre, les orateurs escaladaient les trois marches qui menaient au proscenium et s’adressaient au public, pour exalter les droits du peuple et flétrir les fauteurs de guerre.

Nicolas était assis au premier rang de spectateurs, entre Zagouliaïeff et Grünbaum. Sur l’insistance de ce dernier, il avait accepté de prendre la parole. Il attendait son tour. Et, tout en écoutant distraitement quelque tribun bavard, il songeait à l’étrange itinéraire qui, du terrorisme, l’avait ramené à l’action pacifique. Avait-il le droit, lui, le criminel politique, de s’élever contre le plus grand des crimes politiques, contre la guerre ? N’était-il pas condamné au silence par le sang qu’il avait versé ? Ne se trouvait-il pas mystérieusement complice de ceux qu’il prétendait combattre ? Plus il réfléchissait à cette question, et moins il se sentait coupable. Certes, il avait en commun avec les bellicistes un fort mépris de l’existence individuelle, une vue réaliste et cruelle des choses. Mais, s’il se jugeait capable d’abattre froidement un ennemi de la cause socialiste, tout son être se révoltait à la pensée que des milliers de soldats inconnus dussent être sacrifiés pour payer les erreurs des diplomates. Autant il était naturel de massacrer quelques fonctionnaires pour hâter la victoire du peuple, autant il était monstrueux de massacrer les peuples pour préparer la victoire de quelques fonctionnaires. Dans le premier cas, l’intérêt du plus grand nombre autorisait les actes les plus fous. Dans le second cas, l’intérêt du plus petit nombre ne suffisait pas à les justifier. Ainsi, bien qu’il fût partisan de la violence individuelle, Nicolas demeurait un ennemi de la violence collective. Il était prêt à risquer la guerre. Il voulait bien mourir pour que d’autres vécussent en paix. Mais si, malgré ses efforts, malgré les efforts de tous, l’ennemi envahissait la Russie ? Que faire ? Les orateurs ne parlaient pas de cette éventualité tragique. Ils semblaient tous persuadés que des grèves et des émeutes, allumées d’un bout à l’autre de l’Europe, obligeraient les gouvernements à capituler devant le mécontentement général. Grünbaum avait une telle foi en l’Internationale qu’il applaudissait comme un forcené aux arguments les plus abstraits qu’on lui jetait du haut de la tribune. En ce moment même, tandis qu’un petit professeur étriqué s’égosillait et gesticulait sur l’estrade, Grünbaum, les yeux plissés, la lèvre gourmande, paraissait goûter un plaisir intense. Il chuchota en se penchant vers Zagouliaïeff :

— Dans toute la Russie, le peuple entend cette même parole. Grâce à nous, il n’ignore pas qu’il est le plus fort et qu’il a droit à la vie…

Zagouliaïeff fit la moue :

— Ils sont si bêtes !…

— Camarades, disait l’orateur, l’impérialisme autrichien s’apprête à déchaîner une guerre injuste et inhumaine. L’ultimatum qu’il a adressé à la Serbie était rédigé en termes tels qu’un État indépendant ne pouvait pas l’accepter sans se démettre. Pourtant, la Serbie a souscrit à toutes les exigences de cet ultimatum. Elle a repoussé simplement la participation des fonctionnaires austro-hongrois à l’enquête judiciaire en Serbie ; encore a-t-elle proposé, si l’Autriche-Hongrie ne se jugeait pas satisfaite sur ce point, de déférer l’affaire à la cour internationale de La Haye. Eh bien ! malgré cette humilité incroyable, l’ambassadeur d’Autriche, obéissant aux instructions de son gouvernement, a déclaré la réponse insuffisante et s’est retiré avec toute la légation. Voilà les faits, mais pour bien les comprendre, il nous faut remonter à la première crise balkanique de 1908.

— C’est stupide, murmura Nicolas. Nos hommes ne peuvent pas entendre ce langage…

L’orateur poursuivit son exposé en rappelant l’historique des relations austro-russes depuis l’annexion de la Bosnie-Herzégovine. Fréquemment, il rajustait son lorgnon et consultait des notes manuscrites. Il parlait du traité de Berlin, de la révolution jeune-turque, d’Ehrenthal et d’Isvolsky. La salle l’écoutait avec un ennui patient. Elle se réveilla lorsque le professeur, en guise de péroraison, clama des formules fameuses :