— Donc, camarades, les exploiteurs du peuple doivent payer leurs erreurs… Notre sang est à nous… L’Internationale se dressera contre les profiteurs…
Des voix discordantes lui répondirent :
— Oui ! Oui ! Vive l’Internationale ! Vive le prolétariat ouvrier !
Il se retira sous des ovations polies et fut remplacé par un gros homme congestionné et sale, qui abattit son poing sur la table et se mit à crier :
— Nous ne voulons pas de la guerre. Les ministres, les banquiers, les marchands de canons ont besoin de nous pour faire la guerre. Ils la font avec notre chair. Refusons de nous laisser mobiliser, et la guerre sera impossible. Notre sort dépend de nous seuls. Nous sommes innombrables ! Nous sommes plus forts que la mort !
Une tempête d’applaudissements déferla aux pieds du militant. Il demeura un instant la bouche ouverte, puis reprit son discours avec véhémence. Et toujours son poing frappait la table à intervalles réguliers, comme un marteau-pilon :
— Est-ce que vous avez envie d’être des héros ? Oui, s’il s’agit de servir la cause du peuple. Non, s’il s’agit de servir la cause des capitalistes. Dans tous les pays, à l’heure qu’il est, les ouvriers se rassemblent pour protester contre la guerre. Avec eux, nous allons crier : « À bas la guerre ! »
Toute la salle, obéissante, gueula sourdement :
— À bas la guerre !
La température montait. Les visages sortaient de la léthargie. Des regards s’allumaient, çà et là, dans la masse amorphe des auditeurs. On sentait que des cerveaux commençaient à réfléchir, un peu partout. L’orateur éprouva cette brusque adhésion de la foule et, triomphalement, rejeta sa crinière.
— Camarades, montrez que vous êtes de vrais camarades. Instituez la grève. Croisez vos bras. Refusez de servir les mauvais maîtres…
Chacune de ces phrases était saluée par des cris de joie et des battements de mains. Le public était habitué à ce langage simple et fort. Il reconnaissait au passage les mots d’ordre dont on l’avait nourri depuis des années. Et comme il comprenait tout, il était content.
— Tout à l’heure, si vous le voulez bien, dit l’orateur, nous défilerons en ordre dans les rues de Moscou. Le spectacle de cette manifestation disciplinée et puissante fera réfléchir les pouvoirs publics. Et cela d’autant plus que nous ne serons pas seuls. À l’instant où je vous parle, des centaines d’autres orateurs, dans cette ville même, et dans d’autres villes, et dans d’autres pays, convient les prolétaires à la défense de leurs intérêts sacrés…
Jusqu’au terme du discours, la foule multiplia ses acclamations, ses coups de sifflets et ses rires. Nicolas sentait, dans son dos, cette cohue épaisse, vivante, agitée de mouvements divers. Il en percevait la fièvre et comme l’adhérence, à ses épaules, à sa nuque. L’orateur rugit enfin, avec une bouche énorme, édentée, qui supprima d’un coup tout le reste de la figure :
— Camarades, contre la guerre, contre la mort… Hourra !
Dans le public, des hommes se levaient, criaient, jetaient leurs casquettes. Un chant grave, hésitant, naquit au fond de la salle :
C’est la lutte finale…
Des voix nouvelles relayèrent les voix isolées. Les timides, l’un après l’autre, se dressaient, se rejoignaient au chœur. Bientôt, l’assistance entière fut debout. Nicolas, en se retournant, vit cette muraille opaque de torses et de faces, ce bloc de chair, uni par un seul chant. Après cette explosion d’enthousiasme, il doutait de pouvoir encore bénéficier de la moindre attention. Ces hommes étaient convaincus, comblés, fatigués. Pour eux, tout était dit. Ils n’aspiraient plus qu’à sortir dans la rue pour se dégourdir les jambes.
— À ton tour, Nicolas, dit Zagouliaïeff.
Il secoua la tête :
— Pour quoi faire ? Ils ne m’écouteront pas.
— Si, si, il faut, dit Grünbaum. Insistez sur la nécessité du défaitisme. Lancez des mots d’ordre…
À contrecœur, Nicolas gravit les trois marches de l’estrade et s’immobilisa derrière la table drapée d’étoffe rouge. Autour de lui, bourdonnaient encore les accents de L’Internationale. Les auditeurs se rasseyaient un à un. Des chaises craquaient. On entendait rire des femmes, Nicolas attendit un moment que se calmassent les derniers murmures. Devant cette mer de visages, il se sentait affreusement seul et désarmé. Il regarda, au premier rang, Zagouliaïeff, Grünbaum. Il vit encore un tout jeune homme, à la face pâle, nerveuse, dont une tache de vin marquait la joue gauche. Puis, une fille aux pommettes fortes, aux lèvres sensuelles retint son attention. Elle ressemblait à Dora. Plus loin, vibrait un brouillard rose, une vapeur de présence. Dans un brusque vertige, sa responsabilité lui apparut. Qu’allait-il leur dire ? Était-il sûr de posséder la vérité ? Pour abréger ses propres scrupules, il cria :
— Camarades…
Le timbre de sa voix l’étonna. Elle sonnait juste et touchait le fond de la salle.
— Camarades, je monte à cette tribune pour affirmer, à mon tour, la nécessité d’une grève générale. Songez à notre force. Sur un ordre de nos chefs, nous sommes capables, en quelques heures, de paralyser la vie du pays. Les usines arrêtées. Les chemins de fer bloqués. Plus d’eau, plus d’électricité, plus de téléphone, plus de télégrammes, plus de ravitaillement. La panique. Le silence. La mort. Et, contre cette désaffection gigantesque de tout un peuple, le gouvernement ne peut rien.
Des applaudissements serrés accueillirent ce préambule. Nicolas reprit sa respiration avant de poursuivre :
— Donc, logiquement, la seule menace d’une grève générale devrait suffire à éviter la guerre. Mais encore faudrait-il que le prolétariat de Russie ne fût pas le seul à protester. Il importe que les ouvriers d’Allemagne, d’Autriche, de France, de Serbie, d’Angleterre, d’Italie, se joignent à lui. Je m’empresse de dire qu’en Allemagne des manifestations pacifiques grandioses se préparent. Et en France aussi, et en Italie…
— Alors, de quoi te plains-tu ? cria quelqu’un.
Nicolas eut un haut-le-corps et chercha des yeux l’interrupteur. Il ne put le définir dans cette assemblée confuse. Mais, déjà, il sentait qu’un point d’appui lui manquait. Il en éprouvait comme une gêne physique. Il continua cependant d’une voix forte :
— Nous sommes tous d’accord sur l’urgence d’une grève générale pour empêcher la guerre. Mais il est un aspect du problème qui n’a pas été discuté au cours de cette réunion et sur lequel je veux qu’on s’entende. Si par malheur, cette grève générale ne suffisait pas à éliminer tout risque de conflit ; si certaines fractions du prolétariat russe ne suivaient pas nos consignes ; ou, si le prolétariat des autres pays, au lieu d’imiter notre attitude défaitiste, trahissait l’Internationale et cédait aux séductions d’un patriotisme belliqueux… Avez-vous réfléchi à cette conjecture ? Les ouvriers russes ayant saboté la mobilisation, et les ouvriers autrichiens et allemands, bottés, casqués, armés, qui s’avancent vers nos frontières. Quelle serait notre réponse, si la guerre, malgré nos efforts, devenait inévitable ? Laisserions-nous envahir notre sol, brûler nos villes, ou décrocherions-nous le vieux fusil de 1812 pour nous défendre ?
Il s’arrêta un moment pour donner au public le temps de le juger. Son regard se posa sur le jeune homme à la joue souillée d’une tache violette. Les bras croisés, le menton appuyé sur la poitrine, cet inconnu paraissait réfléchir. Non loin de lui, la femme aux lèvres épaisses souriait avec mépris. Grünbaum et Zagouliaïeff chuchotaient et se passaient des papiers. Et les autres, tous les autres, se rétractaient dans un silence hostile. Nicolas sentit qu’il n’y avait pas de contact entre lui et la salle. Sans doute avait-il eu tort d’exiger de ces gens rudes une pensée à laquelle on ne les avait pas préparés ? Il leur fallait de vieux clichés familiers, des mots d’ordre, des coups de gueule, des refrains. Et voici qu’il les conviait à la méditation. Il répéta sa question sous une autre forme :