— Camarades, j’attends une réponse. Résisterions-nous à l’invasion, si nos démonstrations pacifistes se révélaient inutiles ?
La surface humaine absorba ses paroles avec indifférence. Il dit encore :
— Croyez-vous qu’on ne puisse être à la fois révolutionnaire et patriote ?
Un ricanement discret se fit entendre.
— Pour ma part, reprit Nicolas, j’affirme bien haut que notre devoir est de protester contre la guerre par la grève générale. Mais, si cette protestation ne suffit pas, si nos frontières sont envahies, alors, oubliant nos discordes…
— À bas la guerre !
Une voix de gamin avait lancé ce cri. Aussitôt, on applaudit vigoureusement. Nicolas regarda Grünbaum. Il haussait les épaules. Sûrement, il trouvait que Nicolas avait eu tort de soulever le débat. Pourtant, il fallait bien que le problème fût étudié jusqu’au bout. L’hypocrisie des orateurs précédents était intolérable. Nicolas essuya la sueur qui perlait à son front et dit :
— Oui, cent fois, oui : « À bas la guerre ! » Ce noble cri, nous le pousserons en chœur aussi longtemps que nous serons entre nous. Mais, lorsque l’étranger viendra…
— Laissez-le venir, cria la même voix.
— Oui, oui, laissez-le venir.
Nicolas se forçait à sourire, mais son cœur lui faisait mal.
— Mes amis, dit-il. Nous nous comprenons mal…
— À qui la faute ?
— La doctrine socialiste reconnaît à chaque peuple le droit de disposer de lui-même. La nation est une chose réelle. La Russie est une valeur en soi. Si la Russie est attaquée, ce n’est pas le régime tsariste que nous défendrons en la défendant. C’est notre terre, notre histoire, notre langue, notre façon de vivre, c’est nous-mêmes…
— Et le tsar avec ! hurla la jeune femme aux pommettes proéminentes.
— Non, pas le tsar, répondit Nicolas. Car, en cas de victoire allemande, c’est le tsar qui gagnera. Guillaume II est pour l’impérialisme généralisé. Il maintiendra partout des autocrates à sa solde. Mais, en cas de victoire russe…
— Il n’y aura pas de victoire russe !
— Plutôt les Allemands chez nous que la guerre !
— Qu’est-ce que ça fait si les Allemands occupent le pays ? Ce ne sont pas des ogres !…
Les interruptions jaillissaient, à droite, à gauche. Toute la salle était en ébullition. C’était par un fol orgueil que Nicolas avait cru pouvoir convaincre et dominer la foule. À présent, il doutait qu’elle fût composée d’êtres humains. Il avait devant lui une assemblée de bipèdes féroces et bornés. Une sorte de ménagerie en colère, contre laquelle il ne savait plus qu’entreprendre. Il cherchait des mots capables d’émouvoir les esprits les plus épais. Dans un suprême espoir, il glapit :
— Je suis comme vous ! Je n’accepte pas d’être un soldat du tsar ! Mais je serais fier d’être un soldat de la Russie !…
On ne l’entendait pas. De nouveau, le public, debout, entonnait L’Internationale.
— Camarades ! Camarades ! vociférait Nicolas.
La honte, la rage, le faisaient bégayer. Il n’admettait pas qu’on le soupçonna d’avoir trahi la cause, lui, le militant des barricades, le terroriste du groupe de combat…
— Camarades, si vous me connaissiez…
— À la porte !… Vive la paix !…
Nicolas s’arrêta net. Il se sentait, brusquement, vidé de toute substance. Un sourire épuisé crispait ses lèvres. Les larmes et la sueur coulaient sur sa face livide. Il vit Zagouliaïeff qui lui faisait signe de descendre. Comme un homme ivre, il balança la tête :
— Je demande encore une minute d’attention…
— Non, non, assez !… Agent provocateur !… Mouchard !…
Un gros boulon, lancé à toute volée, vint frapper la toile de fond avec un bruit mat. Nicolas ouvrit les bras dans un geste navrant et descendit de l’estrade. Les huées continuèrent pendant quelques minutes. Un ouvrier bondit sur la scène et annonça d’une voix de tonnerre :
— La séance est levée ! Tous dehors ! Dans l’ordre et la dignité !
La foule se rua en tumulte vers la sortie.
— Vous êtes bien avancé maintenant, dit Grünbaum en tirant Nicolas par la manche. Je vous avais recommandé de ne pas aborder ce côté du problème. Ce qu’il fallait leur prêcher, c’était la grève. Et rien que la grève. Libre à nous, le moment venu, de modifier la consigne.
—Oui, dit Zagouliaïeff. Mais notre Nicolas est trop honnête. Il veut faire partager à tous son indécision. Or, l’ouvrier n’est perméable qu’aux formules élémentaires…
— Je persiste à croire que non, murmura Nicolas d’un air buté. N’importe qui est capable de me comprendre. Et, un jour, tous ils me comprendront.
Comme il disait ces mots, une voix le fit sursauter :
— Eh ! Nicolas ! Nicolas Constantinovitch !
Il se retourna d’un bloc. Volodia Bourine était devant lui.
— Je ne vous avais pas reconnu d’abord. Vous avez fort bien parlé, mon cher Nicolas. Un peu trop bien, peut-être…
Nicolas était furieux d’être identifié par un ami de sa sœur. Cet homme qui lui disait « tu », autrefois, le vouvoyait à présent. Il rougit et grommela :
— Chacun ses idées…
— Passerez-vous rendre visite à Tania, puisque vous êtes à Moscou ?
— Non, dit Nicolas, et il regarda son interlocuteur dans les yeux d’une manière directe, insolente. J’ai autre chose à faire.
Volodia tripotait du bout des doigts, négligemment, l’œillet rouge qu’il avait fixé à sa boutonnière.
— Eh bien, dit-il avec un sourire, je regrette que vous ne teniez pas davantage à nous, mais permettez-moi de vous féliciter pour votre action énergique. Je crois, avec vous, que les socialistes éviteront la guerre. La guerre, la guerre… Ce serait inconcevable, monstrueux !…
Nicolas, fiévreux, brisé, l’âme en désordre, considérait avec mépris ce monsieur élégant qui lui tendait la main.
— Dépêchons-nous, dit Zagouliaïeff. Le cortège s’organise à la porte.
— J’ai décidé, moi aussi, de suivre le cortège, dit Volodia.
Grünbaum prit Nicolas par le bras et l’entraîna hors de la salle en chuchotant :
— Vous êtes fou de discuter avec le premier venu !
Dans la rue, ils se mêlèrent à un groupe nombreux d’hommes et de femmes qui chantaient L’Internationale. L’entassement était plus compact et plus disparate encore qu’à l’intérieur. La rumeur continue du peuple empêchait de penser. Nicolas, Zagouliaïeff, Grünbaum se tenaient par la main pour ne pas se perdre. De brusques remous les jetaient l’un sur l’autre, ou les écartelaient violemment. Mais la foule n’avançait pas. Elle grondait sur place et piétinait, comme inconsciente de son rôle. On eût dit qu’il lui manquait une âme. Cependant, peu à peu, une volonté primaire s’affirma au-dessus de ces corps. La masse humaine trembla sur ses assises, parut s’orienter et s’ébranla, tout à coup, pesante, irrésistible, submergeant quelques agents de police, engloutissant quelques curieux.