— Où allons-nous ? demanda Nicolas.
— Je ne sais pas. Au palais du gouverneur sans doute, dit Zagouliaïeff.
— À bas la guerre ! cria Grünbaum de sa voix de fausset.
Et mille voix reprirent docilement :
— À bas la guerre !
— Quelle force ! dit Grünbaum. Ah ! le voilà bien le peuple à qui nul ne résistera !
Nicolas ne répondit rien. Cette foule lui rappelai d’autres foules, aussi puissantes, aussi fraternelles : la foule du couronnement, la foule de la Khodynka, la foule du pope Gapone. Les années avaient passé, mais le peuple russe était là, immuable. Les mêmes têtes entouraient Nicolas que sur la place Rouge, sur le champ de manœuvres, ou devant la porte triomphale de Narva. Il reconnaissait, à droite, à gauche, ses compagnons de toujours. Comme des personnages de rêve, comme des symboles animés, ils surgissaient aux heures graves, se rassemblaient et se mettaient en marche à travers les rues de pierre. Sans doute étaient-ils présents déjà sous Boris Godounoff, et sous Catherine II, et sous Nicolas Ier, sur la place du Sénat. Sans doute avaient-ils vécu toutes les souffrances et tous les espoirs de la vieille Russie. Mais ils avaient la peau dure. Ils croyaient encore au bonheur. En se retournant, Nicolas les repérait, un à un, dans la marée anonyme. Il y avait là l’éternelle femme en fichu rouge, au visage martelé de douleur, aux yeux doux de génisse, et le petit ouvrier têtu, mal rasé, au front bas, et la fille au regard chaviré par la drogue, et le portier roux, hirsute, aux oreilles sanguines, et cet inconnu à barbiche noire et à lorgnons qui portait un livre sous le bras. Comment Nicolas avait-il pu prétendre les instruire ? Ils possédaient une science plus ancienne que le monde. Ils savaient tout mieux que lui. Ils n’avaient pas besoin de lui. De nouveau, il se sentit envahi par la contagion collective. Une ivresse pure, légère, reposante, circulait à travers son corps. Ses pieds heurtaient le pavé, régulièrement. Sa voix chantait avec d’autres voix. Son cœur battait avec d’autres cœurs. Il avait oublié sa défaite. Il était heureux. Après tout, Grünbaum avait raison. Chaque chose en son temps. D’abord protester contre la guerre, empêcher la guerre. Il était inconcevable que la guerre pût éclater contre la volonté de cette multitude.
Un soir chaud et grisâtre dominait la ville. Aux fenêtres des maisons, se penchaient des femmes curieuses, aux bras nus, des hommes en vestons blancs. Certains abandonnaient leur poste et venaient rallier le cortège. À chaque croisement de rue, il y avait un remous, un arrêt indécis, pendant lequel on marquait le pas en chantant. Puis, la procession reprenait sa marche, comme si les anneaux de ce long serpent se fussent animés l’un après l’autre. À la place Zoubovsky, la colonne rencontra un groupe important d’ouvriers qui descendaient des faubourgs et qui se joignirent au défilé. Des drapeaux rouges apparurent, en tête. Le chant s’amplifia. Les visages se tendirent, si nombreux, si beaux, si graves, que Nicolas en avait la gorge serrée d’émotion.
— À bas la guerre ! À bas la guerre !
C’était bon de crier cela avec eux. Soudain, un frémissement, un murmure étouffé, comme le vent dans les feuillages, fit onduler les casquettes et les fichus. Nicolas se dressa sur la pointe des pieds pour essayer de comprendre la raison de ce mouvement. Des voix, de plus en plus fortes, hurlaient :
— Hou ! Hou ! À mort !
— Que se passe-t-il ? demanda Nicolas. Avons-nous rencontré un barrage d’agents ?
— Non, dit Zagouliaïeff. Mais une boutique allemande.
Et, de sa main tendue, il désigna, sur la droite, un peu en avant, les vitrines d’un magasin de charcuterie que conspuaient les manifestants.
— Mais ils sont fous ! dit Nicolas. Ils crient : « À bas la guerre ! » et : « À bas l’Allemagne ! »
Zagouliaïeff ricanait, les lèvres pincées, le menton pointu :
— Les voies du peuple sont impénétrables !
Grünbaum, lui, les yeux exorbités, les muscles du cou bandés comme des cordes, vagissait :
— Nous sommes tous frères ! Vive l’Internationale ! Vive l’Allemagne socialiste !
Mais personne ne l’entendait. Une pierre, lancée par un manifestant, vint fracasser la vitrine, et des rires énormes répondirent au fracas limpide du verre. Un long moment, le cortège demeura enlisé devant le magasin. Puis, un courant brusque tira toute la masse en avant. Des enfants piaillaient, hissés sur les épaules de leur père. Des chiens aboyaient. Les tramways s’arrêtaient pour laisser passer le cortège. Emporté par le flot, bousculé, écrasé, suffoquant de chaleur, Nicolas tentait encore de s’expliquer les motifs de ce revirement spectaculaire. Qu’était-il advenu depuis la réunion des ouvriers dans la salle des fêtes ? Là-bas, ils refusaient toute allusion à la guerre. Ici, la première enseigne allemande déchaînait leur fureur imbécile.
— À bas la guerre ! À bas l’Allemagne !…
Ces deux cris, inconciliables pour Nicolas, ne l’étaient pas pour la foule. Elle réfléchissait à sa façon. Et il était vain de vouloir la comprendre.
Quelques étoiles apparurent au ciel. Des croisées s’allumaient çà et là. La clarté blanche des réverbères ruisselait sur les fronts, incendiait les yeux. Nicolas eut peur de ce monstre à mille têtes, aux pensées lentes, aux réactions imprévisibles. Comme le cortège débouchait dans la rue de l’Arbat, à la fenêtre d’un premier étage surgit un homme en manches de chemise qui brandissait un drapeau dans chaque main : le drapeau russe et le drapeau serbe. La lumière électrique traversait l’étamine tricolore et la rendait translucide, rayonnante. On eût dit deux papillons phosphorescents, battant de l’aile dans le soir. Un cri énorme monta de la populace :
— Vive la Serbie ! Vivent nos frères slaves !
— Ils ont perdu la tête ! geignait Grünbaum.
À ce moment, Nicolas se sentit happé par le bras. Volodia l’avait rejoint. Il était blême, hagard, décoiffé :
— Mais… mais ils veulent la guerre maintenant ! bredouillait-il. Mais ils vont nous amener la guerre !…
Tout près de Nicolas, quelqu’un glapit :
— Vive la France ! Vivent les alliés !
Nicolas jeta un coup d’œil rapide par-dessus son épaule. Celui qui avait crié cela était un jeune garçon, au regard étincelant, aux joues creuses. Peut-être, une heure plus tôt, s’était-il joint aux hommes qui avaient hué Nicolas. Les drapeaux avaient disparu de la fenêtre, mais ils flottèrent bientôt en tête du cortège. Les oriflammes rouges n’existaient plus. La procession se déroulait, précédée des couleurs nationales. Un enthousiasme têtu stimulait les manifestants. Les uns chantaient L’Internationale. D’autres Dieu protège le tsar. Et les deux hymnes ennemis se mariaient en un seul grondement sourd, saccadé, menaçant. L’union était faite. Non plus contre la guerre. Mais pour la guerre. Et cela en dehors de toute raison. Les paroles n’avaient servi de rien. C’était venu brusquement. Parce que, sans le savoir, chacun désirait qu’il en fût ainsi. Nicolas, lui-même, le désirait. Et Zagouliaïeff. Et Grünbaum. Jusqu’à ce jour, ils avaient tous pensé que la notion de classe s’opposait à la notion de patrie. Mais pourquoi était-il juste de dire que la cause ouvrière était une réalité vivante et que la cause russe était une fiction ? Pourquoi devait-on aimer en masse les prolétaires de tous les pays, et s’interdire le moindre orgueil national ? On employait des mots. On oubliait les choses. Mais, lorsqu’on oubliait les mots, on comprenait les choses. Et il devenait évident qu’un pays pouvait avoir raison contre un autre pays, comme une classe contre une autre classe. En vérité, le bon droit existait aussi bien sur le plan national que sur le plan social. Depuis des siècles, il en était ainsi.