Au coin de la rue Sérébrianny, devant le Consulat de France, une nouvelle station figea le cortège. Il faisait nuit déjà. Une nuit bleue, transparente, vaporeuse. À l’une des fenêtres du Consulat, se montra un jeune homme en jaquette.
— Vive la France ! hurlait la foule.
Le jeune homme cria :
— Merci !
Et referma vivement la croisée.
— Vive la France ! Vive la Russie ! Vive l’armée ! À bas la guerre ! À bas l’Allemagne !
— C’est un désastre, dit Volodia en s’épongeant les joues et le menton.
— Le peuple l’a voulu, dit Nicolas.
Zagouliaïeff riait à gorge déployée, toussait, crachait dans son poing.
— Vous êtes impayables, dit-il enfin. Grünbaum est pour le défaitisme à outrance, parce que, selon lui, la guerre est un crime contre le peuple. Nicolas admet la nécessité de défendre le pays en cas d’attaque brusquée, parce qu’une victoire allemande raffermirait la monarchie en Europe. Et moi, je vous dis : ne vous occupez pas de ça. Avec ou sans la guerre, nous aurons la révolution. La vraie. Avec du sang. De l’injustice. Et un ordre nouveau. Peut-être même la guerre hâtera-t-elle nos chances ?
Nicolas secoua la tête :
— Non. Il faut vaincre les ennemis de l’extérieur avant de régler leur compte à ceux de l’intérieur.
— Que ferez-vous donc en cas de déclaration de guerre ? demanda Volodia.
— Je m’engagerai, dit Nicolas.
— Comme simple soldat ?
— Mais oui !
— Et vous vous dites socialiste ?
— Oui.
Volodia se frappa le front du plat de la main.
— Je ne vous comprends plus, dit-il. Ce soir, je verrai votre sœur. Voulez-vous me charger d’une commission pour elle ?
— Je n’en vois pas l’utilité.
— Eh bien, adieu, dit Volodia.
— Adieu, dit Nicolas.
Ils se serrèrent la main.
Volodia jouait des coudes pour traverser la foule. Lorsqu’il se fut un peu dégagé, il considéra, de loin, cette cohue obscure, immobilisée devant l’hôtel du Consulat.
— Les voilà patriotes, maintenant, grogna-t-il. Et demain ?
Un fiacre était arrêté au bord du trottoir. Volodia s’approcha du cocher :
— Rue Skatertny. Tu feras un détour pour éviter les encombrements.
— Vous étiez devant le Consulat, barine ? demanda le cocher.
— Oui.
— Ah ! c’est beau. Tout le monde est d’accord. Si les Allemands viennent on les piétinera. Nous autres Russes, on est comme ça. Tant qu’on est entre nous, on se chamaille. Mais, devant l’étranger, on devient tous des frères. Regardez leur Napoléon…
— Il était français, Napoléon, dit Volodia.
— Ah ? dit le cocher d’un air mécontent.
Et il fouetta ses bêtes.
Comme le fiacre passait devant le caveau de La Sauterelle, Volodia se souvint de la promesse qu’il avait faite à Malinoff et frappa le dos du cocher.
— Arrête-toi là et attends-moi. J’en ai pour une minute.
Il pénétra dans le vestibule du théâtre et descendit les quelques marches qui menaient au caveau. Une fraîcheur agréable lui caressa le visage. La salle vide était plongée dans une pénombre blonde poussiéreuse où luisaient vaguement les surfaces polies des tables et des bancs. Au centre, se tenaient assis deux hommes dont les silhouettes n’étaient pas étrangères à Volodia. Il s’approcha d’eux sur la pointe des pieds et reconnut Thadée Kitine et Malinoff qui parlaient à voix basse. Un peu plus loin, Kisiakoff, appuyé au mur, les mains dans les poches, la barbe déployée, fumait une cigarette. Une lampe de secours éclairait mal la pièce où Lioubov et Prychkine échangeaient des répliques banales.
— Eh ! Prychkine, cria Thadée Kitine. Lorsque tu lui dis : « N’ouvre pas la porte, quoi qu’il arrive », tu devrais parler plus lentement, et sans la moindre menace dans la voix.
— Mais alors, le public ne comprendra pas ma colère, dit Prychkine en s’avançant vers le proscenium.
— Il la devinera. Cela vaut mieux. Et toi, Lioubov, ne roule pas des yeux terrifiés. Sois belle et bête, c’est dans le rôle. N’est-ce pas, Malinoff ?
— Exactement, dit Malinoff. Vous êtes la femme du peuple dans toute son animalité puissante et obtuse. L’épouse d’un maître de poste. Ne l’oubliez pas. Si une réplique vous gêne…
— Aucune réplique ne me gêne, dit Lioubov.
— Reprenons depuis l’entrée de Prychkine, dit Kitine.
À peine évadé de la cohue populaire, et plongé tout vif dans ce groupe d’acteurs consciencieux, Volodia éprouvait une étrange sensation de dépaysement et d’anachronisme. Là-bas, des ouvriers hurleurs brandissaient des pancartes, risquaient et défendaient leur peau, pariaient pour ou contre la guerre. Ici, loin des menaces d’un cataclysme universel, une poignée d’hommes et de femmes jouaient la comédie. L’important pour eux n’était pas de savoir ce que pensaient les grands de ce monde, mais si le public apprécierait le sens de tel geste et la valeur de tel propos. Peut-être avaient-ils raison contre les autres qui vivaient dans le rythme du temps ? Volodia se pencha vers Malinoff et lui toucha prudemment l’épaule.
— Ah ! c’est vous ? dit Malinoff en se tournant à demi.
Kitine toisa Volodia d’un regard mécontent. Il était fâché qu’un intrus vînt interrompre la répétition.
— Je ne resterai que quelques instants, murmura Volodia. Je voulais surtout vous dire que le meeting a tourné à la réunion patriotique. Le peuple veut la guerre. C’est sûr. Et il l’aura !
— Moi, je ne crois pas à la guerre, dit Malinoff.
— Parce que vous avez une pièce en répétition, dit Thadée Kitine d’un ton irrité.
Sur la scène, Lioubov et Prychkine avaient repris leur dialogue. Malinoff baissa la voix pour répondre :
— Nullement… Mais… Enfin, c’est une impression personnelle… Cette manifestation aux usines Jeltoff ne signifie pas grand-chose… Est-ce que Prychkine sera mobilisé, en cas de guerre ?
— Pas immédiatement, dit Thadée Kitine. Il souffre d’une hernie.
— Ah ! très bien, très bien, dit Malinoff. Savez-vous qu’il me vient une idée ? Ne devrais-je pas, à tout hasard, prévoir une fin patriotique à mon tableau ?
— Une scène d’amour qui se termine par un couplet belliqueux !…
— Eh bien, c’est très fréquent, dit Malinoff.
À ce moment, au-dessus de leurs crânes, retentit un bruit de piétinements confus. Le caveau était creusé sous la semelle de la chaussée. Sans doute le cortège passait-il dans la rue en chantant. Volodia rentra instinctivement la tête dans les épaules.
— C’est le défilé, dit-il.
Personne ne répondit. À travers l’épaisseur des pierres, ce grondement humain prenait une valeur d’avertissement majestueux. Prychkine s’était arrêté au milieu d’une réplique et considérait le plafond d’un air inquiet. Lioubov tira un mouchoir de sa ceinture et se tamponna les paupières.
— Ils sont fous, dit Prychkine.
— Eh bien, qu’attendez-vous ? Enchaînez, enchaînez ! cria Kitine.
— Je ne peux pas, dit Lioubov. S’il y a la guerre…