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— Oui… C’est une leçon, ma petite Lioubov… Des choses comme ça ne seraient pas arrivées dans un théâtre élégant, dans mon théâtre, par exemple… Si j’avais un théâtre, je trierais les spectateurs sur le volet… Passe-moi une serviette… Sur le volet… On s’arracherait l’honneur de m’applaudir… Tiens, j’ai des rougeurs sur le cou…

— Où ça mon amour ? dit Lioubov.

— Là… un peu derrière l’oreille… C’est la nourriture, sans doute… Qu’est-ce que je disais ?… Oui, si ton mari voulait accepter le divorce, et si ton beau-frère voulait me comprendre, alors je soulèverais le monde… En attendant, il me faut avaler les injures d’une populace ignare… Retire-moi mes bottes… Bon… L’autre maintenant… Ignare… Ignare…

Il répétait ce mot avec délectation, tout en faisant mouvoir ses orteils dans ses chaussettes. Et Lioubov admirait ce boyard imberbe, qui portait des pantalons de soie, une tunique amarante bordée de faux castor, des bagues de verre à chaque doigt, et qui était tout de même son amant. Elle soupira :

— Sacha… Ne parlons plus de cela… Pensons à notre amour…

Comme elle achevait ces paroles, une main ferme cogna par trois fois à la porte.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Prychkine.

Personne ne répondit.

— Qui est là ? demanda Lioubov.

— Ami ! répliqua une voix grave.

La porte s’ouvrit sur la silhouette massive de Kisiakoff. Lioubov recula instinctivement vers le fond de la pièce. Prychkine bondit sur ses jambes, leva une main vers sa bouche, comme pour retenir un cri. Cependant, Kisiakoff considérait les deux jeunes gens avec une majesté bienveillante et tranquille. Il portait un lourd manteau noir, à col de loutre. Sa barbe se mêlait à la fourrure. Un bonnet d’astrakan le coiffait jusqu’aux oreilles. Ainsi accoutré, il paraissait énorme, inébranlable et maléfique. Il demeura longtemps sans mot dire. Puis il s’avança pesamment vers Lioubov et lui baisa le front. Lioubov était engourdie de peur. Elle balbutia :

— Ivan Ivanovitch.

— Moi-même, dit Kisiakoff.

Il s’inclina devant Prychkine et retira ses gants :

— Me permettez-vous de m’asseoir ?

— Je vous en prie, murmura Prychkine, et son grain de beauté sautait nerveusement au coin de sa lèvre.

Kisiakoff se laissa descendre en geignant dans un fauteuil.

— Ah ! mes vieux os, dit-il. Eh bien, vous voyez, vous m’avez écrit et je suis venu. Je voulais vous faire une surprise. Mais j’ai mal choisi mon jour. Ce spectacle ! Quelle honte ! J’en avais mal pour vous ! Décidément, les révolutionnaires n’ont aucun savoir vivre !

— Vous avez entendu ? demanda Prychkine.

— Comment donc ! J’étais outré ! Mais je me consolais en songeant que vous n’étiez pas le seul à supporter les injures de la populace. Je me suis laissé dire qu’avant-hier, pour l’Épiphanie, pendant la bénédiction des eaux de la Neva, il s’est trouvé un misérable pour charger à la mitraille la pièce d’artillerie placée devant la Bourse et tournée vers le pavillon impérial. C’est une chance, un signe de Dieu, que les balles aient passé au-dessus du pavillon et n’aient fait que déchirer des drapeaux et casser des vitres…

— On raconte ça, en effet, dit Prychkine.

— Eh bien, de quoi osez-vous donc vous plaindre ? dit Kisiakoff. On vous associe au tsar ! On veut vous empêcher de jouer et lui de régner. Mais, au fait, régner n’est-ce pas jouer ? Et jouer n’est-ce pas régner ? Sus aux acteurs !

Et il éclata d’un gros rire rouge dans sa barbe.

— Ah ! oui, reprit-il, après s’être essuyé les yeux du revers de la main, nous vivons à une époque de convulsions. Le peuple veut comprendre pourquoi on l’envoie à la guerre, et pourquoi on le paie mal, et pourquoi on le fait rosser par des cosaques. On licencie des ouvriers ? Les camarades se mutinent. On les fait charger par des gendarmes ? Et ils tapent sur les gendarmes. Demain, j’irai sans faute accompagner la délégation du pope Gapone au Palais d’Hiver. Viendrez-vous avec moi ?…

— Merci, dit Prychkine. Mais j’ai une répétition.

— Bravo, dit Kisiakoff. C’est important ça, une répétition. Il ne faut pas la manquer. Ainsi, pendant que vous serez à une répétition, j’assisterai, moi, à un spectacle. Et quel spectacle ! Le tsar accueillant les représentants du peuple et leur adressant des paroles de gentillesse paternelle. C’est beau ça ! Hou ! que c’est beau ! Mais c’est dangereux. Hou ! que c’est dangereux !

Lioubov avait envie de pleurer tellement elle était inquiète. Prychkine essayait de reboutonner fiévreusement sa tunique amarante, garnie de lapin. Mais ses mains tremblaient. Il se jugeait ridicule, dans son déguisement de boyard médiocre.

— Si vous voulez vous changer, je peux me tourner contre le mur, dit Kisiakoff. Pourtant, vous ne devriez pas vous changer. Ce costume vous va très bien. Il rehausserait intelligemment la procession de demain. Le boyard mêlé aux ouvriers se rend auprès du tsar, son maître. Une, deux ! Une, deux ! Mais je parle d’affaires publiques et nous avons tant d’affaires privées à régler ensemble !

— Justement, dit Lioubov avec effort, je vous avais… je t’avais écrit au sujet de…

— Je sais, je sais, ma colombe, grogna Kisiakoff. Tu veux divorcer ?

Lioubov sentit ses genoux fléchir. Les yeux de Kisiakoff étaient dans ses yeux et buvaient toute son énergie.

— Je pensais, dit Prychkine, ou plutôt nous avons pensé qu’étant donné l’état de fait, n’est-ce pas ?…

Il n’acheva pas sa phrase et rougit comme une jeune fille.

— Ne vous troublez pas, mes amis, dit Kisiakoff avec un bon rire. Qu’y a-t-il de tragique dans notre aventure ? Vous vous aimez ? Répondez. Vous vous aimez ?

— Oui, dit Lioubov.

— Par tous les diables, comme elle a bien dit ça ! s’écria Kisiakoff. Embrassez-la, monsieur Prychkine, pour cette douce parole. Embrassez-la, je vous le permets, je vous l’ordonne…

Prychkine saisit la main de Lioubov et la porta gauchement à ses lèvres.

— Bravissimo, dit Kisiakoff. Ainsi, vous vous aimez. Et, quand deux êtres s’aiment, il est inique de les séparer. N’est-ce pas votre avis, monsieur Prychkine ?

— Mon Dieu, oui, dit Prychkine.

— Donc, je vous cède la place, dit Kisiakoff en arrondissant les bras comme pour une révérence. Je vous cède la place et j’accepte tous les torts du divorce. C’est bien normal, en somme. Nous introduirons une demande au consistoire. Vous m’accuserez de concubinage notoire avec Olga Lvovna Bourine, la chère femme. Je ne me défendrai pas. De la sorte, dans un an ou deux, nous pourrons nous remarier chacun de notre côté.

— Vous comptez vous remarier ? demanda Prychkine.

— Et pourquoi pas ? Je suis heureux avec Olga Lvovna. Elle est défraîchie et disgracieuse, mais son cœur est un lingot d’or !

Il claqua des doigts et leva les yeux au plafond :

— Je sens qu’il faut que je le fasse, dit-il, pour satisfaire en moi je ne sais quel besoin de perfection. Ce sera affreux et complet. Vous comprenez ? Non, vous ne pouvez pas comprendre. Vous êtes trop jeune. Contentez-vous donc d’aimer et de gâter ma jolie Lioubov. C’est un oiseau difficile. De petites plumes délicates, vite hérissées. De petites griffes roses qui vous crèveraient un cœur comme un ballon de baudruche. Un petit bec de corail, pointu, pointu, pointu… Charmante écervelée ! Vous la connaissez aussi bien que moi. Je vous souhaite beaucoup de joie avec elle. Pas d’enfants en perspective ?

— Oh ! non ! s’écria Lioubov.

— Dommage. Moi, j’en ai eu un. Il est mort. Enfin, c’est tout comme ! Misère et travail ! Travail et misère ! Voilà notre lot, en ce bas monde. La seule consolation est de contempler parfois un joli visage. Je te trouve très en beauté, Lioubov. Un peu maigrie, seulement. On voit les os de tes petites épaules. Mais la peau est toujours belle, blanche, dense, élastique. Et ces dents ! Et ces yeux ! Regardez-moi les yeux qu’elle a, monsieur Prychkine, la coquine ! On devrait la fouetter pour la punir d’avoir des yeux pareils !