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La sueur perlait sur les tempes, sur le nez de Kisiakoff. Il s’épongea le visage avec un mouchoir et lissa sa barbe à pleine main.

— Oui… oui, jeunesse, jeunesse, dit-il encore. Moi, je me suis détourné de la jeunesse, de la beauté. Je prospecte un autre domaine. C’est tout noir, tout vilain, tout dangereux. Ça donne le vertige. Vous n’avez jamais le vertige devant Lioubov, monsieur Prychkine ?

— Non.

— Je vous plains. Mais ça viendra, ça viendra…

— Me permettez-vous de passer dans la loge voisine pour me changer ? demanda Prychkine.

— Et moi aussi, dit Lioubov.

— Pourquoi donc ? Ne vous dérangez pas. Je vous tournerai le dos, comme je vous le proposais tout à l’heure ! Au reste, ce ne sera pas la première fois que je tournerai le dos pour ne pas vous voir. C’est la fonction des bons maris de tourner le dos pour ne pas voir. Dire que j’aurais pu être un époux ombrageux, coutumier de la gifle et du revolver ! Moi, j’aime la douceur et la liberté. Je ne me sens de droits sur personne. Pas même sur moi. Est-ce assez drôle, hein ? Mais je bavarde et je vous empêche de vous habiller. Allez, mes tourtereaux, je ne vous regarde plus.

Kisiakoff pirouetta et colla son nez au mur.

— Je ne vous vois pas, mais je vous entends, reprit-il. J’entends Lioubov qui ouvre des boîtes de fard. Elle se poudre, sans doute. Tiens, elle a laissé tomber son peignoir, elle enfile sa robe. Ce doit être bien voluptueux d’être un aveugle. On se représente des choses. On écoute ; on touche, on renifle, et ça fait une femme ! Les jeunes gens ne peuvent pas comprendre. Mais nous autres, nous autres… Ah ! Lioubov ! ton parfum me grise ! Seras-tu bientôt prête ? J’ai hâte de te voir après t’avoir imaginée. Ça y est ? On peut ? Dieu, qu’elle est belle !

Kisiakoff pivota sur les talons et prit le menton de Lioubov entre le pouce et l’index.

— Beau visage, tête vide, dit-il.

Puis il se tourna vers Prychkine qui achevait de lacer ses chaussures.

— Que faites-vous ce soir, honorable monsieur Prychkine ?

— Mon Dieu, rien…

— Alors, je vous invite à souper avec moi ! dit Kisiakoff.

Ils soupèrent tous trois dans un restaurant français de la Moïka. Kisiakoff mangea et but abondamment. Au dessert, il discuta les conditions du divorce avec bienveillance. Il était d’accord sur tout, acceptait tout. Il s’oubliait même jusqu’à tutoyer parfois l’amant de sa femme. Prychkine était surpris par la jovialité de Kisiakoff. La nourriture et le vin aidant, il se découvrait une forte sympathie pour cet homme qu’il avait trompé. Il le trouvait chevaleresque, intelligent et gai. Il souhaitait s’en faire un ami. Comme Kisiakoff le complimentait sur son talent, Prychkine se leva, des larmes dans les yeux, et serra vigoureusement la main de son interlocuteur.

— Nous aurions besoin de beaucoup d’hommes dans votre genre, dit-il.

Lioubov était gênée par l’affection excessive que Prychkine manifestait à l’égard de Kisiakoff. Sa vanité personnelle exigeait que les deux hommes dont elle occupait la pensée fussent jaloux l’un de l’autre, distants et dignes, comme des adversaires en champ clos. Et voici qu’ils fraternisaient autour des bouteilles de vin et des pâtisseries juteuses. Cette réconciliation dans l’ivresse et la satiété était vulgaire et insultante. Elle ravalait Lioubov au rôle d’une fille publique. Lioubov résolut, par majesté féminine, de bouder son amant et son mari jusqu’à la fin de la soirée. Mais ni l’un ni l’autre ne remarquaient son manège. Le repas achevé, Kisiakoff avait commandé du champagne et des liqueurs. Les deux hommes, complètement gris, s’étaient assis côte à côte et se tenaient par le bras. Ils chantèrent en se dandinant un refrain français. Ensuite, ils s’embrassèrent.

— C’est le bouquet, dit Lioubov.

— Oui, c’est le bouquet, s’écria Kisiakoff. Si tous les hommes étaient comme nous, il n’y aurait plus de guerres.

— Et plus de mariages, dit Lioubov.

— Et plus de mariages, renchérit Prychkine. Et plus de divorces, et plus de duels, et plus de misères, et plus rien, plus rien, plus rien…

Sa voix s’étranglait d’émotion.

— Plus rien que l’amour de chacun pour tous et de tous pour chacun ! proféra-t-il enfin dans un sanglot.

Et il coucha sa tête sur l’épaule de Kisiakoff.

— Lioubov, je crois que tu seras heureuse avec lui, dit Kisiakoff.

— Tu es mon père, bafouilla Prychkine.

— Oui, dit Kisiakoff. Je te bénis pour la vie.

— Vieux diable, dit Lioubov en se tournant vers Kisiakoff. Tu es content maintenant ? Regarde dans quel état tu l’as mis !

— Il est heureux, dit Kisiakoff. C’est l’essentiel. Dors, mon ami. Dors sur mon épaule. Les femmes sont des putains.

— Des putains, répéta Prychkine.

— Et les hommes sont des frères.

— Des frères, hoqueta l’autre.

Puis, il se mit à réciter des bribes de son rôle. Kisiakoff paya l’addition et ramena Lioubov et Prychkine en traîneau jusqu’à leur hôtel.

Il était cinq heures du matin. Dans les rues sombres, on entendait résonner le galop des patrouilles de cavalerie qui sillonnaient la ville. Aux carrefours importants, des soldats avaient formé les faisceaux et se chauffaient autour d’une roulante de campagne. D’autres battaient la semelle devant un brasero. Une lueur grise et lente montait dans le ciel. Les réverbères pâlissaient. Le portier de l’hôtel nettoyait le trottoir et jetait du sable sur l’asphalte boueux et glissant.

CHAPITRE XIV

Le matin du dimanche 9 janvier 1905, Nicolas Arapoff se rendit au local de l’Association des Ouvriers, dirigée par le pope Gapone. Instruit de la pétition que le pope Gapone comptait remettre au souverain pour réclamer l’amnistie politique, les libertés civiles et l’institution du suffrage universel, il espérait fort que cette manifestation pacifique prouverait l’inanité des méthodes terroristes préconisées par Zagouliaïeff. Son seul regret était que Zagouliaïeff, appelé à Smolensk pour les affaires du groupe de combat, ne pût assister au triomphe de l’action populaire. Mais peut-être, à son retour, la Russie entière aurait-elle changé de visage. Nicolas le souhaitait avec une ardeur qui ne lui semblait pas devoir être déçue. En approchant du local de l’association, il fut heureux de constater l’immense concours d’ouvriers qui affluaient de toutes parts vers le lieu de rassemblement. À l’intérieur de la cour, la foule dense écoutait quelques orateurs montés sur des tonneaux. L’un d’eux lisait le texte de la pétition :

« Souverain, nous les ouvriers, nos enfants, nos femmes, nos vieillards débiles, nos parents, nous sommes venus vers toi, souverain, pour demander justice et protection. La limite de la patience est atteinte, pour nous, voici le terrible instant où la mort vaut mieux que le prolongement d’insupportables tourments… »

Des ouvriers endimanchés, des femmes, des enfants, écoutaient ces paroles dignes et désespérées. Les visages étaient graves, patients. Nicolas chercha des yeux l’instigateur de cette marche sainte. Mais le pope Gapone était invisible.