— La police est avec nous ! criait le petit vieux au bouc jaune. Nous n’avons rien à craindre ! Hourra, pour la police !
— Hourra, pour la police ! hurla Nicolas, heureux de se sentir aussi vigoureux et dispos.
À ce moment, il entendit des murmures de protestation derrière lui, et une main lourde se posa sur son épaule. Il se retourna et se trouva nez à nez avec Kisiakoff.
— Que faites-vous là ? dit Nicolas avec humeur.
— J’étais sur le parcours. Je vous ai vu. Et j’ai joué des coudes pour vous rejoindre.
Nicolas était mécontent de cette rencontre. En tant que membre de la famille Arapoff, il était brouillé avec cet individu qui avait encouragé la trahison de Lioubov, et vivait, depuis, avec une autre femme. Mais, surtout, il en voulait à Kisiakoff de lui rappeler de sales petites histoires provinciales en un moment aussi grave que le sort du pays. Il lui semblait que la présence de Kisiakoff dans le cortège était une profanation intolérable. Pourquoi était-il venu ? Quelle louche curiosité espérait-il contenter en suivant les fidèles de Gapone ?
Kisiakoff soufflait comme un phoque et s’essuyait le visage et la barbe avec son mouchoir.
— Je suis depuis trois jours à Saint-Pétersbourg, dit-il. J’ai rencontré Lioubov qui veut demander le divorce.
— Ah ! oui, dit Nicolas d’un air lointain.
— Oui, nous sommes tombés d’accord sur tous les points. Nous devenons les meilleurs amis du monde. Vous voyez donc que je peux vous aborder sans risquer de froisser en vous des sentiments, fort estimables, de dignité familiale.
Nicolas ne répondit rien. Que lui parlait-on du divorce de sa sœur, alors que le peuple était en marche vers son souverain ? Kisiakoff se mit à rire.
— Petite fierté de cristal, dit-il. J’aime ça, chez les jeunes gens. Nous autres, nous savons faire la part des choses. Quelle idée de défiler par un froid pareil, hein ?
Et il remonta son col.
— Il fallait rester chez vous, dit Nicolas.
— Je désirais assister à l’événement.
— En curieux ?
— Mon Dieu oui, dit Kisiakoff. J’adore les mouvements de foule, les enthousiasmes populaires, les grandes vagues de fond qui menacent de tout briser et s’effondrent en poussière d’eau.
— Que voulez-vous dire ?
— Quel bel ensemble ! poursuivit Kisiakoff en se retournant pour embrasser du regard toute l’étendue du cortège. Que de gens se sont dérangés ! Et dans quel noble espoir !
Le ton ironique de Kisiakoff irritait Nicolas. Il ne savait que faire pour se débarrasser de cet homme lourd et barbu, aux lèvres rouges. Il lui parut que ses voisins le considéraient avec reproche. Le petit vieux à la barbiche flasque entonna de nouveau : « Dieu protège le tsar. » La foule chanta. Kisiakoff chantait plus fort et plus faux que tous les autres. Il s’arrêta enfin.
— Ça fait du bien de gueuler un peu, dit-il. Bientôt, nous arriverons à la porte de Narva : c’est là que ce sera drôle !
— Pourquoi ? demanda Nicolas.
— Parce que la troupe garde le pont.
— Je le sais, dit Nicolas. Mais elle nous laissera passer, si nous défilons en bon ordre.
— Votre candeur me comble de joie ! dit Kisiakoff.
— Vous êtes mal renseigné, sans doute. La procession n’a pas été interdite. Des agents de police nous ouvrent le chemin.
— La police est une chose, l’armée en est une autre, dit Kisiakoff.
Nicolas haussa les épaules.
— Allons, allons, murmura-t-il. Si le tsar s’était opposé à la manifestation, il l’aurait publiquement désavouée. Il aurait fait boucher les locaux de l’Association, déchirer les affiches de rassemblement, arrêter Gapone… Non, non, le tsar a tout compris, tout permis. Il nous attend au Palais d’Hiver.
Kisiakoff saisit le bras de Nicolas et pencha vers lui sa face marbrée de plaques roses et blanches.
— Vous croyez, vous, que le tsar est au Palais d’Hiver ? chuchota-t-il.
— Mais oui.
— Heureux homme ! Je n’aime pas détruire les illusions de la jeunesse, mais laissez-moi vous confier, tout à fait entre nous, que Sa Majesté l’empereur de toutes les Russies a pris la poudre d’escampette.
— Qui vous l’a dit ?
— Un officier de mes amis. Le tsar s’est réfugié à Tsarskoïé-Sélo, si mes renseignements sont exacts.
— C’est un mensonge ! s’écria Nicolas.
— Je le souhaite pour vous.
— Pourquoi aurait-il fui ? Les ouvriers viennent à lui avec des icônes. Gapone leur a interdit d’emporter des armes. Ils ne veulent pas de mal à l’empereur.
— Quand une foule est trop nombreuse, les souverains s’imaginent toujours qu’elle leur veut du mal, soupira Kisiakoff.
Et son regard moqueur ne quittait pas le visage de Nicolas. Nicolas se sentit faiblir d’inquiétude. Il détestait, il méprisait Kisiakoff. Et, cependant, les paroles de cet homme réveillaient dans son cœur une prévention redoutable. Nicolas se raidit contre le doute.
— Si tout ce que vous racontez était vrai, Gapone en aurait été averti en temps voulu, dit-il.
— Mais Gapone en a été averti en temps voulu, mon cher, répondit Kisiakoff, avec une grande douceur dans la voix.
— Alors, pourquoi nous mènerait-il quand même au Palais d’Hiver ?
— Mais pour vous faire massacrer, mon bon, reprit Kisiakoff sur le même ton suave.
— Je vous défends de parler ainsi de cet homme qui…
— Qui n’est qu’un homme, après tout. Et pas très propre, par-dessus le marché. On le dit acheté par la police. Il sert d’agent provocateur auprès de ces messieurs. Vous savez ce que c’est qu’un agent provocateur ?
— Taisez-vous, gronda Nicolas. Je vous connais. Si nous risquions vraiment d’être mitraillés par la troupe, vous ne seriez pas avec nous.
— C’est ce qui vous trompe ! C’est ce qui vous trompe ! dit Kisiakoff. La bêtise a un charme fascinant…
Nicolas dégagea son bras d’une secousse.
— Laissez-moi, dit-il, vous me dégoûtez.
Et, pour se purifier le cœur, pour reprendre confiance, il regarda de nouveau la foule. Mais il ne voyait plus ces hommes avec les mêmes yeux. Depuis les révélations de Kisiakoff, il leur trouvait à tous des figures terribles et douces de victimes. Était-il possible que Gapone eût trompé tant de monde et conduisît à la mort ce troupeau d’ouvriers innocents ? Non. Une entreprise aussi diabolique dépassait les ressources de la méchanceté humaine. D’ailleurs, si Gapone avait été un traître, les milieux révolutionnaires en auraient été avertis. Or, personne, dans le groupe de Nicolas, ne mettait en doute la bonne foi de Gapone. Zagouliaïeff lui-même n’avait rien pu lui reprocher. Il s’agissait là d’une invention odieuse de Kisiakoff. Le tsar était chez lui. Gapone était un apôtre. Les troupes ouvriraient leurs rangs à l’avance majestueuse du cortège.
— On approche de la porte de Narva, dit le petit homme au bouc blondasse. C’est là qu’il y a de la troupe. Mais nos braves petits soldats nous laisseront passer…
Une pitié inexplicable serra la poitrine de Nicolas. Il éprouvait le besoin, tout à coup, de modérer l’enthousiasme de ses compagnons.
Kisiakoff se haussa sur la pointe des pieds.
— On les voit ! On les voit déjà ! dit-il.
D’autres voix lui répondirent :
— La porte de Narva est gardée !
— De l’infanterie ! Des cosaques !
— C’est normal ! C’est pour l’ordre !
— Est-ce qu’on ne va pas essayer de passer ailleurs ?
— Pourquoi ? La manifestation n’est pas interdite ! Les soldats sont nos frères !
Kisiakoff poussa Nicolas du coude.
— L’instant fatidique, dit-il. Si vous craignez pour votre peau, filez au plus vite.