Nicolas ferma les yeux, tenta d’imaginer le parti, avec ses laboratoires de dynamite, ses imprimeries secrètes, ses bureaux de faux papiers, ses groupes d’ouvriers, ses cercles d’étudiants, ses confréries militaires et ses compagnies de combat. Des ordres venaient d’en haut. Transmis de bouche en bouche, ils atteignaient une poignée d’individus dans un coin quelconque de la Russie. Et cette poignée d’individus exécutait les instructions, distribuait des tracts, organisait un passage clandestin, tuait un policier, composait un journal. Le tout aveuglément, follement, par un sentiment de confiance inexplicable. Lui-même, Nicolas, comme on l’eût étonné, quatre ans plus tôt, si on lui avait dit qu’il participerait à la propagande révolutionnaire sous les ordres de Zagouliaïeff. Pourtant, aujourd’hui, il trouvait tout naturel de sacrifier son temps à une activité dangereuse et dont nul ne lui savait gré. Profitant de ses heures de liberté chez Braniloff, il courait d’une typographie clandestine à l’autre pour assembler les pièces des proclamations et corriger les épreuves sur le marbre. Dimanche dernier, il avait présidé un meeting restreint d’ouvriers du bois aux environs de Moscou. Après-demain, il se rendrait à Toula pour apporter aux membres d’un syndicat secret le salut d’un délégué de Pétersbourg. Jeudi prochain, il assisterait à l’exposé contradictoire de Zagouliaïeff sur le terrorisme et le marxisme russe. Peut-être un jour, l’embusquerait-on au sommet de quelque barricade et lui commanderait-on de tuer ? Et il tuerait. Non par haine froide, comme le voulait Zagouliaïeff. Mais par obéissance. Parce que, maintenant, il ne pouvait plus reculer. C’était comme à la Khodynka, lorsque les autres le poussaient dans le dos et qu’il écrasait, malgré lui, les visages, les mains qui lui barraient la route. Dès que la moindre hésitation s’emparait de lui, Nicolas songeait à la Khodynka. Il ne se fût probablement pas inscrit au parti, s’il n’y avait pas eu la Khodynka. À la Khodynka, il avait été tiré de son rêve philosophique pour être jeté dans une mêlée de chair et de sang. Ce troupeau d’hommes pauvres, stupides et faibles était l’image exacte du peuple russe. Ces baraques vétustes et ces gendarmes étaient le symbole du pouvoir impérial. Aucune entente n’était possible entre ces misérables qu’on amusait avec quelques gobelets et quelques montgolfières, et les puissants du jour, assis dans leurs tribunes, comme des mannequins d’apparat. On ne pouvait toucher avec le même langage ces deux mondes que séparaient des siècles d’incompréhension.
Comme chaque fois qu’il évoquait l’image de la catastrophe, Nicolas se sentit baigné d’une sueur fiévreuse. Il passa une main sur son front. « La Khodynka, c’est le passé. Et Karpovitch, qui a tué Bogoliepoff. Et Andersen, qui a tué Vlagine. Tout cela, c’est le passé. L’avenir, l’avenir, c’est… l’avenir c’est peut-être moi ! »
Machinalement, il feuilletait les cahiers d’Andersen. Puis il les ramassa, les jeta dans le poêle de fonte, frotta une allumette et l’approcha du foyer. La flamme lui jaillit au visage. Ses cils, ses sourcils étaient brûlés. Il mouilla son doigt de salive et s’en frotta les paupières. La porte s’ouvrit.
— C’est moi, Pilatova. J’ai oublié de frapper. Mais ça ne fait rien.
Elle apportait un plein panier de linge.
— Vous brûlez les paperasses d’Andersen ? dit-elle. Ça vaut mieux.
— Avait-il des parents ? demanda Nicolas.
— Je ne sais pas.
Elle étendait son linge sur les cordes. L’air s’emplit d’une odeur âcre de drap humide, de savon bon marché.
— Et les livres, dit-elle encore, vous les gardez ?
— Non… Je… j’ai les mêmes dans ma valise.
— Alors, je les prends ?
— Si vous voulez.
Elle fredonnait :
Moi je pleure et je pleurerai,
Mais jamais je n’oublierai…
Un peu plus tard, des pas se firent entendre dans le corridor. Zagouliaïeff entra.
— Tu n’es pas encore installé ? Tu rêves ? Comme toujours ! J’ai des nouvelles d’Andersen. Il avait bel et bien été chargé du coup. Il faisait partie de l’organisation de combat. Et nous n’en savions rien.
— Ah ? dit Nicolas. Qu’est-ce que cela change ?
— Mais tout, s’écria Zagouliaïeff, cela change tout ! Tu vas me composer un article dithyrambique sur notre camarade. Je te donnerai les éléments. Réunion du groupe demain. Même adresse. Et maintenant, allons souper. Je t’invite.
Nicolas haussa les épaules.
— C’est entendu. Je composerai l’article, dit-il. Combien de lignes ?
— Cent cinquante.
— Avec cadre noir ?
— Oui, il le mérite bien.
Ils sortirent. Une petite neige mouillée tournoyait dans l’air gris du crépuscule. Des lumières brillaient aux fenêtres des maisons basses. Les toits étaient blancs et gonflés comme des édredons. Des cheminées fumaient. La rue semblait une coulée de crème pâle où stagnaient des tas de crottin. Un traîneau passa, au trot d’une rosse efflanquée et noiraude. Le cocher, ivre mort, se dandinait sur son siège. Une vieille, emmitouflée de châles verdâtres, se hâtait vers l’église. Des cloches sonnèrent. De nouveau, Nicolas éprouva cette sensation trouble de dépaysement au cœur de l’univers. La vie, c’était cette rue neigeuse, ces passants, ces lumières, ces cloches. Quel rapport y avait-il entre les idées, les paroles, les gestes de Nicolas, et la vie qu’il retrouvait à la porte de la maison ? Comment intégrer ses idées dans cette vie ? Comment transformer cette vie selon ses idées ? Est-ce qu’on peut changer la vie ? Elle est si lourde, si ancienne, si installée déjà ! Et il y a si longtemps que des générations d’Andersen, d’Arapoff, de Zagouliaïeff et de Grunbaum s’essoufflent à la bousculer au nom du progrès social. Nicolas Arapoff existe depuis près d’un siècle sans le savoir. Il est la dernière incarnation d’un type éternel. Il a été successivement hégélien, saint-simonien, émule de George Sand, nihiliste, darwiniste, populiste, et le voici socialiste-révolutionnaire. Et, lorsqu’il sera mort, sans avoir rien gagné, un autre Nicolas Arapoff surgira pour le remplacer ; et ce nouveau venu ne sera plus socialiste-révolutionnaire ; il portera une étiquette différente, il relèvera d’une philosophie inédite, et il jurera, lui aussi, de changer la face du monde. Et, lui aussi, il disparaîtra en vain. Jusqu’à la nuit des temps, il y aura des Nicolas Arapoff, exaltés et généreux, qui voueront leur jeunesse à la cause de la liberté. Ils parleront, ils lutteront, ils montreront le poing, mais l’univers ne bronchera pas d’une ligne. Autour d’eux, il y aura toujours de la neige mouillée, un cocher ivre et une vieille aux châles verdâtres qui se hâte à petits pas vers l’église. L’éternité, c’est ça, c’est cette neige, ce cocher ivre, cette vieille femme. L’éternité, c’est aussi bête et aussi laid que ça. Quelle tristesse !