Nicolas secoua la tête pour chasser l’angoisse qui le tourmentait.
— Par moments, dit-il, j’envie ceux qui, comme Andersen, comme Karpovitch, tuent un homme et risquent l’échafaud ou la déportation !
— Pourquoi ? demanda Zagouliaïeff.
— Parce qu’ils mettent ainsi un point final à leur rêverie, parce qu’ils se réalisent dans un geste, parce qu’après avoir tué, ils ne peuvent plus se reprendre.
— Si tu savais haïr, tu serais plus tranquille, dit Zagouliaïeff.
— Haïr ?
— Mais oui. Toi, si on te commandait d’assassiner un chef de district, tu te demanderais d’abord si cet acte est bien nécessaire et si, vis-à-vis de ta conscience, tu dois abattre cet homme-là plutôt que cet autre. Tu finirais par le tuer avec le sentiment d’accomplir une corvée utile. Et ta vie en serait gâchée. Pour moi, je déteste à un tel point tout ce qui nous entoure que je bousculerais n’importe quel gros bonnet avec volupté. Je hais les puissants, les riches, indistinctement, comme le chat hait le chien, comme le loup hait l’agneau. Il y a entre nos deux races une incompatibilité totale. Nous ne pouvons pas coexister, nous ne pouvons que nous détruire. Nous sommes faits pour nous détruire.
— Mais pourquoi cette haine ? Il y a de bons riches, de braves fonctionnaires.
— Non. Ou plutôt si, peut-être, mais je ne veux pas le savoir, parce que la conscience de leurs qualités affaiblirait ma décision. Et je tiens à être le plus fort.
Ses yeux brillaient comme des billes de jais. Il souleva ses deux mains à hauteur de sa poitrine :
— Oh ! j’arriverai à mes fins. Je les verrai jetés hors de leurs maisons chaudes, pleurnichant et geignant sous mes bottes…
Il s’arrêta, plié en deux par une quinte de toux. Lorsqu’il se redressa, ses pommettes étaient rouges et ses lèvres luisaient.
— Tu deviendras comme moi, dit-il à Nicolas. Je le sais. Aujourd’hui, tu désires la victoire du peuple par raisonnement ; demain, tu l’exigeras par instinct.
— Peut-être, dit Nicolas.
Ils poursuivirent leur chemin en silence. Tout à coup, Zagouliaïeff s’arrêta, planta un regard froid dans les yeux de son camarade et dit :
— Ma mère est morte, il y a six jours, à Kiev. Je l’ai su ce matin. Elle était brodeuse. Elle m’envoyait de l’argent.
— Oh ! dit Nicolas. Je m’excuse de t’avoir dérangé un jour pareil.
Zagouliaïeff se mit à rire.
— Un jour comme les autres jours, dit-il. Cette mort ne change rien. Pour personne.
Des larmes de rage brillaient à ses paupières. Il renifla, cracha dans la neige.
— Elle s’est crevée à la tâche, dit-il. Pour les autres. Pour moi. Quelle idiote ! Comme si j’avais besoin qu’on s’occupe de moi.
En cet instant, Nicolas eut l’impression que Zagouliaïeff lui devenait soudain proche et compréhensible. Mais, déjà, le visage de Zagouliaïeff se reformait selon une expression hostile.
— Parlons de choses sérieuses, dit-il. As-tu assez d’argent pour régler ta logeuse ?
— Oui, dit Nicolas. Braniloff m’a payé avant-hier.
— Sinon, je t’en aurais prêté, dit Zagouliaïeff. Ma mère avait des économies. Je vais toucher une petite somme, d’ici peu.
Il réfléchit un moment.
— Tu vois, reprit-il, sans le savoir, elle aussi travaillait pour notre cause.
CHAPITRE IV
Le bal venait à peine de commencer, lorsque Michel et Tania pénétrèrent dans le vestibule de dalles noires et de glaces brillantes. Des laquais aux livrées bleues et aux perruques poudrées bordaient l’escalier de marbre qui conduisait aux appartements. Au sommet de l’escalier, quelques jeunes femmes, lourdement parées, se pressaient devant un miroir de Venise. Rien qu’à les voir, rien qu’à les entendre, Tania devina que la fête était réussie. Il y avait bien deux semaines qu’elle se préparait à l’événement. Dans son esprit, « le bal d’octobre » des Jeltoff devait marquer l’entrée du ménage Danoff dans la haute société moscovite et la consécration officielle de Tania en tant que femme du monde. En vérité, Jeltoff n’était qu’un fabricant, un parvenu, mais ses usines de filature et tissage étaient parmi les plus importantes de Russie, et, par une sorte d’exception merveilleuse, l’aristocratie et le gros commerce de Moscou acceptaient de se rencontrer dans ses salons. Lorsque Michel avait annoncé à Tania que Jeltoff, avec qui il était en relation d’affaires, les priait tous deux d’assister à sa réception, elle avait éprouvé un sentiment de fierté, mêlé d’angoisse sourde. À présent encore, tandis qu’elle gravissait l’escalier solennel des Jeltoff, elle ne pouvait se départir d’une dernière appréhension. « Pourvu que je sois vraiment belle et suffisamment distinguée ! Pourvu que tout le monde m’admire et m’envie ! » Un coup d’œil à la glace murale qui décorait le palier la renseigna aussitôt. Incontestablement, elle était jolie, rayonnante et coiffée avec art. Elle portait, avec une aisance royale, une longue robe bleu pastel, au corsage échancré et bordé de guirlandes de roses. Sa jupe de mousseline de soie était ornée de volants brodés et de valenciennes. Et, de ses cheveux blonds, jaillissait un piquet de plumes. Une fraîcheur agréable enveloppait les bras et les épaules nues de Tania. Sa poitrine respirait doucement. Elle se tourna vers Michel et le trouva surprenant d’élégance, dans son habit noir au gilet bien ouvert et à la cravate de neige. Satisfaite, elle lui fit un petit signe de la tête et le rejoignit au seuil du premier salon.
Ce premier salon était le refuge des personnages influents, âgés et moroses, qui discutaient politique et fumaient des cigares en attendant l’heure du souper. Jeltoff et sa femme occupaient le centre du groupe. Jeltoff, gonflé et rose comme un porcelet, fondit de toute sa masse sur les nouveaux venus. Il baisa la main de Tania et lui fit compliment sur sa toilette. Sa femme, grande, jaune et osseuse, harnachée d’aigrettes, de choux et de coquilles de rubans, guida les jeunes gens dans la salle réservée aux danses. À l’entrée, un petit vieux, menu et parfumé, s’effaça devant Tania et lui décocha un regard d’extase. Un officier, aux moustaches luisantes et noires comme des sangsues, redressa la taille à son passage. Des femmes se détournèrent en chuchotant. Quelqu’un murmura :
— Qui est-ce ?
Une voix d’homme répondit :
— Elle est ravissante !
Tania se sentait à la fois très nerveuse et très sûre de sa beauté. La tête légèrement penchée, le regard voilé, la lèvre souriante, elle écoutait les noms célèbres que la vieille Jeltoff égrenait à ses oreilles. Des étrangers lui baisaient la main. Les uns étaient vêtus de fracs et d’autres portaient des uniformes de parade constellés de décorations. Il y avait là un ambassadeur, très gros, qui suait du nez, un lieutenant-colonel, mince, sec, à l’œil vitreux, un journaliste tout petit et bossu qui riait sans cesse, et quelques jeunes gens très sympathiques qui arboraient des orchidées à leur boutonnière.