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— Le comte Sougouboff… Le prince Rodionoff… Notre éminent conseiller municipal Simonenko…,

Sur les nombreux visages qui s’approchaient d’elle, Tania lisait la même expression d’admiration curieuse, et cet hommage unanime la grisait. Elle avait eu raison de choisir le piquet de plumes bleues. Tout le reste était bien, sans doute. Mais le piquet de plumes bleues constituait une véritable trouvaille. Et Michel qui avait osé critiquer sa coiffure à la dernière minute ! « C’est trop haut, c’est trop compliqué ! » Il devait être fier à présent, et ne se souvenait même plus de ses paroles. Elle le regarda. Il discutait avec Simonenko sur la question des salaires ouvriers. Elle voulut placer un mot pour égayer cette conversation monotone, mais déjà, quelqu’un s’inclinait devant elle, devant son mari, et voici qu’elle était au centre du salon, valsant à perdre haleine avec un inconnu. La main gauche posée sur l’épaule de son cavalier, la tête renversée, les yeux mi-clos, Tania se laissait tourbillonner avec une langueur savante. Son danseur avait un jeune visage au front bas et à la mâchoire forte, qui n’était pas déplaisant, vu de trois quarts. Il portait un habit d’une coupe nette, et ses boutons de manchette étaient de petits bouquets de diamants.

— Vous dansez à ravir, dit-il en la couvrant d’un regard dur et paisible.

Elle rougit de plaisir à ce compliment banal et battit des paupières en murmurant :

— Y a-t-il une femme dans ce salon à qui vous n’ayez pas encore affirmé la même chose ?

— Parbleu ! La vieille duchesse, dit-il.

Tania partit d’un grand éclat de rire, bien qu’elle ignorât tout de la duchesse à laquelle son danseur faisait allusion.

Tout en riant, elle examinait la salle par-dessus l’épaule du jeune homme. Elle tenait à emporter un souvenir complet de ce premier bal moscovite. Mais il y avait vraiment trop de choses à observer pour qu’elle pût les retenir toutes. Il lui semblait qu’elle était le pivot d’un parterre de sourires fardés, de chevelures glissantes, de garnitures de dentelles et de diamants interchangeables. Les jupes bouffaient selon le mouvement arrondi de la danse. Les épaules nues se soulevaient et s’abaissaient au gré d’une houle correcte. Les petits souliers grinçaient sur le parquet miroitant. Et, à cette foule ondoyante, les lustres de cristal, les murs de marbre et les glaces à cadre d’or versaient une clarté immobile, limpide et forte qui faisait mal aux yeux. Tania chercha Michel du regard, et elle le vit accoté au socle d’une lourde girandole de bronze. Il tenait une coupe à la main et discutait toujours avec Simonenko. À côté d’eux, il y avait d’autres messieurs bedonnants et tristes. Plus loin, une rangée de mères attentives suivaient les ébats de leurs filles, dont elles gardaient le sac, le châle et l’éventail.

Les violons sanglotaient. L’air du bal était lourd. Le danseur de Tania lui serra la main et se pencha vers elle.

— Savez-vous que je suis navré ? dit-il.

— Et pourquoi ?

— Parce que cette valse demeurera pour moi un souvenir précieux, alors que vous l’aurez oubliée dès la dernière mesure. Songez donc, vous ignorez tout de moi : ma profession, mon âge, mon caractère…

— Et vous n’ignorez rien de moi, peut-être ?

— Rien.

— Qui vous a renseigné ?

— Mon regard, mon cœur, et les hôtes de cette honorable maison.

— Quelle coalition !

— L’objet en valait la peine !

Tania se demanda, très rapidement, s’il n’eût pas été convenable de s’offenser. Elle dit, à tout hasard :

— Vous passez la mesure !

— À qui la faute ? répondit-il en lui comprimant fortement le bout des doigts.

Tania était ravie. Ça, c’était une vraie fête ! Ça, c’était une authentique déclaration ! Comment avait-elle pu vivre aussi longtemps hors de ce monde de galantes souffrances et de dangers mignons ? Elle avait envie de crier de joie. Mais elle se retint et demanda d’une voix sourde :

— Vous prétendez tout savoir de moi. Qui suis-je donc, monsieur l’indiscret ?

— Une femme exquise, arrivée à Moscou depuis quelques mois, assoiffée de plaisirs et digne de tous les hommages, dit l’autre.

Elle cligna des yeux et minauda :

— Vous n’y êtes pas du tout, mon cher. Le monde m’ennuie. Et, si je viens au bal…

— … C’est pour distraire votre mari, dit-il avec insolence. À d’autres !... Au reste, je ne vous lâcherai pas, tant que vous ne m’aurez pas avoué que j’ai su vous comprendre. Je sollicite la prochaine danse.

— Elle est déjà retenue.

— Décommandez-la.

— Impossible ! dit Tania, et son cœur s’affola d’une douce vanité.

— Même pour moi ?

— Surtout pour vous.

— Et pourquoi ?

— Parce que vous êtes insupportable !

En prononçant ces mots, elle songea que le moment était venu d’essayer son fameux sourire. Elle sourit. Le danseur serra les dents.

— Vous refusez ?

— Mais bien sûr.

— Alors, je me venge, dit-il.

Il ajouta, Dieu sait pourquoi :

— Je m’appelle Sichkoff.

Et il se mit à tourner dans un mouvement rapide. Il virevoltait, il se vissait dans l’air, avec une sorte de fureur haletante. Ses jambes encadraient la jambe de Tania sous la robe. Son regard lui donnait le vertige.

— Assez, assez, souffla la jeune femme. Je demande grâce.

— Soit, dit-il.

Valsant toujours, il traversait à présent un flot de dentelles et de rubans, et ramenait Tania vers Michel. Il s’arrêta enfin sur une dernière pirouette, et Tania sentit que le parquet s’incurvait et se dérobait sous ses pieds. Elle se laissa tomber dans un fauteuil et se couvrit le visage avec son éventail en plumes bleues. Michel pencha vers elle une figure soucieuse :

— Tu es tout essoufflée ! Tu n’as de mesure en rien, dit-il. Je m’embête, moi, pendant que tu danses.

— Danse aussi.

— Ça ne m’amuse pas.

Il lorgna sa montre.

— Il est déjà minuit et Volodia n’est pas encore arrivé !

— Eh bien ?

— C’est tout ce que tu trouves à dire ? S’il était là, au moins, je bavarderais avec lui !

Un officier s’approcha de Tania, fit sonner ses éperons et inclina sa grande tête rouge aux moustaches de copeaux dorés. Michel eut un regard mécontent, et, de nouveau, consulta sa montre. Puis, il alla inviter la maîtresse de maison. Après le militaire, ce fut Sichkoff qui se présenta pour la seconde fois. Très vite, le carnet de bal de Tania fut rempli de noms inconnus qui se succédaient en désordre. Elle n’aurait jamais cru qu’il pût exister tant de militaires élégants et spirituels, tant de civils qui valsaient avec distinction, tant de vieillards respectables et tant de jolies femmes à Moscou. On lui signala une créature splendide, blonde, blanche et ferme, pour laquelle l’un des grands-ducs venait d’acheter une écurie de course, et une petite personne vive et joyeuse, qui était la maîtresse d’un haut dignitaire de l’Église. On lui apprit que l’épouse d’un certain général était l’amie du journaliste bossu, que la « vieille duchesse » avait failli se suicider pour l’amour d’un acteur du théâtre Korsch, et que la fille des Jeltoff avait suivi en France son professeur de dessin et de modelage, sous le prétexte fallacieux de s’inscrire à l’Académie Jullian de Paris. Tout cela était passionnant et capital.