Il était près de minuit, et Tania dansait avec l’infatigable Sichkoff, lorsqu’une femme attira son attention au point de lui faire perdre l’équilibre. L’inconnue venait d’arriver, et, déjà, un cercle d’admirateurs se refermait sur elle. Elle était haute et mince, avec des cheveux roux et une peau laiteuse, fondante, qui absorbait la lumière. Sa robe noire, rehaussée d’une fleur feu à l’épaule, était décolletée jusqu’à la pointe des seins. Tania ne pouvait détacher son regard de cette personne soyeuse. Sans plus se soucier des compliments de Sichkoff, elle lui coupa la parole et demanda :
— Qui est-ce ?
— Parbleu ! dit Sichkoff, l’une des plus belles femmes de Moscou. Olga Alexandrovna Varlamoff. Trente-cinq ans. Veuve. Riche. Libre. Pas d’amants attitrés. Pas de vices catalogués. Pas de projets connus. Et cinquante candidats par jour, qu’elle repousse du bout du pied.
— Si j’étais un homme, dit Tania, je tomberais sûrement amoureuse d’elle.
— À qui le dites-vous ! s’écria Sichkoff, avec une expression de dépit comique.
— Vous avez essayé ?
— Tout le monde a essayé.
— Et vous avez… réussi ?
— Personne n’a réussi.
— Elle est peut-être frigide ?
— Nous nous consolons tous en nous répétant cela.
— J’aimerais faire sa connaissance.
— Rien de plus facile, dit Sichkoff. Voulez-vous que…
— Non, non, rien ne presse…
Tania était devenue songeuse. La vue d’Olga Varlamoff avait fait naître une idée généreuse dans son esprit. Nul doute que la belle rousse fût une femme idéale pour Volodia. Volodia avait besoin de se fixer dans une tendresse sûre. Certes, Hélène Gorkaïa l’avait guéri de son chagrin. Mais sa liaison avec la tzigane n’avait duré que trois semaines. Trois semaines pendant lesquelles il avait passé le plus clair de son temps au Strélnia, buvant comme un trou, dépensant son argent pour acheter des amulettes et apprenant le dialecte bohémien. Puis, il avait lâché sa maîtresse pour s’amouracher d’une chanteuse hongroise, employée dans le même établissement. À la chanteuse hongroise avaient succédé, tour à tour, deux sœurs jumelles, acrobates dans un cirque, une nurse anglaise, la femme d’un concurrent de Michel, la femme d’un officier supérieur, et, en dernière position, une comtesse de la société française qui était laide et fumait le cigare avec ostentation. Suivant l’objet de ses toquades, Volodia se passionnait pour le trapèze volant, ou s’inquiétait des cours de la bourse, ou récitait des poésies anglaises, ou suivait les réunions équestres, ou prétendait écrire des romans voltairiens. Un groupe de jeunes noceurs l’entourait et encourageait ses folies. Il y avait Vova Stopper, qui jouait aux courses comme un forcené, l’Arménien athlétique Ruben Sopianoff, qui tordait des barres de fer sur son genou, le petit Vladislav Khoudenko, blond et menu comme une fillette, d’autres encore. Les amis de Volodia, « ceux de la bande », comme ils disaient, lui toléraient des aventures amoureuses de dix-huit jours. Au dix-neuvième jour, si Volodia n’avait pas rompu avec sa maîtresse, la délégation des camarades se présentait au domicile du traître. Vêtus de noir, gantés de noir, cravatés de noir, ils se rangeaient devant le lit du jeune homme. Et Ruben Sopianoff, les sourcils noués, l’œil sinistre, prenait la parole au nom du tribunal d’honneur. D’une voix de basse formidable, il demandait à Volodia l’exécution de la favorite. Volodia obtenait un sursis d’une semaine. Après quoi, très souvent, Vova ou Ruben, ou quelque autre membre de la bande, assurait sa succession dans les grâces de la jeune femme.
Tout cela n’était pas sérieux. Comment Volodia pouvait-il s’attacher à des créatures de hasard, après l’avoir honorée, elle, Tania, d’une passion exclusive ? Tania imaginait fort bien le plaisir qu’elle éprouverait à patronner la liaison de Volodia avec une femme qu’elle lui aurait choisie. Étant une épouse honnête, elle brûlait de vivre, par procuration, les chances et les dangers d’une liaison mondaine.
— Vous ne dites plus un mot ? Vous aurais-je offensée ? murmurait Sichkoff en la ramenant à sa place.
— Nullement, dit Tania. Je réfléchissais… je… de quelle couleur sont les yeux de Mme Varlamoff ?
— Verts.
— Verts, répéta Tania. C’est très bien.
Et, plantant là Sichkoff ébahi, elle se rapprocha de la petite cour qui bourdonnait autour d’Olga Varlamoff. Une appréhension puérile précipitait les battements de son cœur. Autant elle se sentait à l’aise pour charmer et soumettre un homme, autant l’idée d’affronter une femme lui semblait inquiétante. Saisie par la conviction brusque de son insuffisance, elle craignait que ses gestes et ses propos parussent ridicules à l’entourage de la belle rousse. Mêlée aux admirateurs d’Olga Varlamoff, elle l’écouta longtemps pérorer sur l’Exposition universelle qu’elle avait visitée quelques mois plus tôt et qu’elle critiquait avec assurance :
— C’est comme les pavillons de l’artisanat russe, disait Olga Varlamoff. Ils ont voulu tout résumer en quelques pauvres bâtisses, et le résultat c’est qu’on n’y comprend rien ! Je défie un paysan de chez nous de se retrouver dans ces isbas encombrées d’icônes, de napperons brodés, de soucoupes en bois et de balalaïkas !… Ils auraient bien mieux fait de transporter, poutre par poutre, un de nos bons vieux villages sur les rives de la Seine. C’est quand on veut trop prouver qu’on manque sa démonstration…
Elle parlait bien, d’une voix mesurée, un peu rauque, et Tania pensa qu’elle ne saurait jamais donner la réplique à une créature aussi désabusée et aussi élégante.
— On m’a dit pourtant, murmura-t-elle, dans un élan de courage subit, que les pavillons russes avaient fait grande impression…
— Sur les étrangers, peut-être, dit Olga Varlamoff en se tournant vers elle.
— C’est l’essentiel, dit Tania.
Quelqu’un se mit à rire, et Tania songea qu’elle avait sans doute lancé une repartie spirituelle sans le remarquer. Elle sourit de plaisir. Olga Varlamoff s’écria :
— Vous êtes charmante !
Et, tout à coup, le visage de Volodia apparut dans le cercle des auditeurs. Il avait belle mine, dans son habit de coupe anglaise. Ses cheveux blonds étaient ondulés au fer. Sa moustache dorée se retroussait au-dessus de ses lèvres minces. Entre ses paupières bridées, filtrait un regard malicieux.
— Pardonnez-moi, dit-il. J’arrive à l’instant du… du bureau. J’ai été retenu jusqu’à minuit par des affaires urgentes…
On eût dit qu’il s’amusait lui-même de cette excuse saugrenue. Il baisa la main de Tania, la complimenta en riant sur sa toilette, puis s’avança vers Olga Varlamoff et s’inclina respectueusement devant elle.
— Vous vous connaissez donc ? demanda Tania.
— Et pourquoi pas ? s’écria Volodia. Croyez-vous vraiment qu’un honnête homme puisse passer quelques mois à Moscou sans solliciter l’avantage d’être présenté à Mme Varlamoff !
La belle rousse éclata d’un rire velouté et appliqua un coup d’éventail sur les doigts de Volodia. Tania était satisfaite de cette brillante entrée en matière. Certes, elle eût aimé introduire Volodia auprès de la Varlamoff, afin de recueillir plus tard la gratitude du couple qu’elle aurait formé ; mais, si Volodia avait devancé son intention, c’était qu’il appréciait intensément le charme de la jeune femme. Et Tania était trop heureuse de cette révélation pour s’attacher à une question de vanité personnelle. Elle plissa les yeux et considéra un instant le groupe de Volodia et de la belle rousse. Lui, grand et mince, avec sa chevelure blonde et ses yeux faux. Elle, à peine plus petite, serrée dans une robe noire, et dominée par le flamboiement de sa coiffure mordorée. En vérité, ils étaient assortis à ravir.