L’orchestre attaqua une valse. Sichkoff accourut en hâte et offrit son bras à Tania. Volodia invita Olga Varlamoff. Un remous s’ouvrit devant eux. Tania, tout en dansant, observait Volodia et Olga qui tournoyaient près d’elle. Le visage de Volodia paraissait éclairé d’une joie novice. Olga, les yeux mi-clos, les narines pincées, virait comme une poupée entre les grands bras noirs. Et Tania, pénétrée de tendresse maternelle, s’émerveillait d’être aussi peu jalouse, aussi peu envieuse, aussi peu féminine, en présence de l’homme qu’elle avait tant aimé. C’était bon d’être douce, pure et calme. C’était bon de tout oublier. À travers un brouillard vague, elle entendait le bavardage galant de Sichkoff. Mais elle lui répondait à peine. Elle suivait les évolutions de Volodia, comme s’il se fût agi d’un fils, d’un enfant très cher, qui risquait ses premiers pas dans le monde. Comme il était beau ! Comme cette rouquine avait de la chance ! En passant devant Volodia, Tania lui sourit de façon engageante :
— Alors ?
Il lui répondit par un éclat de rire :
— Quelle belle soirée !
Cette phrase la toucha comme un compliment direct.
— Nous nous retrouverons tout à l’heure, dit-elle encore. Voulez-vous que je fasse retenir une petite table pour le souper ?
— Oui, oui… Enfin, on verra ça ! dit Volodia.
Elle sentit qu’elle l’agaçait un peu par ses prévenances. Mais cette impression n’était pas désagréable. Il lui plaisait de le taquiner, de l’énerver, dans sa joie de joli garçon en quête d’une bonne fortune. Elle chuchota encore :
— Bonne chance !
Puis, son danseur l’entraîna dans un tourbillon.
— Vous la connaissez depuis longtemps ? demanda Olga en bougeant à peine ses belles lèvres peintes.
— Depuis toujours, dit Volodia.
— Elle est exquise.
— Je le pense.
— Et sans doute amoureuse de vous ?
— Je puis vous certifier le contraire.
— Vous n’êtes guère orgueilleux !
— Je sais qu’à vos yeux la vanité suffit à déconsidérer un homme.
— Vous tenez tant à ma considération ?
— Probablement, dit-il.
Et il se pencha sur ce visage échauffé par la danse.
— Savez-vous, murmura-t-il, que, depuis ce souper chez les Yourieff, je n’ai fait que penser à vous ?
— Le moyen de vous croire ?
— Regardez-moi. Ai-je l’air de mentir ?
Elle recula un peu et considéra sérieusement la figure de Volodia.
— Peut-être pas, dit-elle. Mais vous êtes un de ces hommes qui s’enflamment trois cent soixante-cinq fois par an, et qui sont sincères à chaque déclaration ! Je me demande combien de fois vous avez aimé « pour la première fois »…
— C’est la première fois… que j’aime pour la première fois.
— Mon pauvre ami ! On m’a parlé d’une certaine gitane, et d’une certaine acrobate, et d’une certaine Anglaise…
— Passades que tout cela !
— Comme c’est rassurant pour moi !
— Vous avez donc besoin d’être rassurée ? Vous craignez donc mon infidélité ? Vous envisagez donc…
— Je n’ai besoin de rien, je ne crains rien et je n’envisage rien, dit-elle en riant. Je vous trouve un excellent danseur et un convive agréable. C’est tout. Et c’est assez, n’est-ce pas ?
— Non, dit-il.
Elle était belle, excitante, disponible et se défendait bien. Volodia n’aurait jamais supposé qu’on pût admirer une femme pour son esprit. Cette découverte le réjouissait et l’effrayait un peu.
— Vous êtes faite de mystères, dit-il. On ne sait jamais ce que vous pensez !
— Croyez-vous que je le sache moi-même ? C’est bon d’ignorer tout de soi, de se donner chaque jour la surprise de soi-même…
— Je voudrais pourtant mieux vous connaître.
— Et pourquoi ?
— Pour mieux vous aimer !
— Que vous êtes donc matériel et têtu ! Pour vous, la vie c’est un lit, une table servie…
— Le lit et la table ont du bon !
— Je n’aime pas les draps fins et les bons repas qui alourdissent.
— Qu’aimez-vous donc ?
— Lire, parler, rêver…
En disant cela, elle entrouvrit doucement les lèvres, et Volodia sentit qu’il perdait la raison et qu’il allait l’embrasser sur-le-champ.
— Taisez-vous, dit-il. Votre visage dément vos propos.
— Est-ce ma faute ?
Elle inclina mollement la tête sur son épaule nue. À travers ses habits, Volodia subissait la chaleur d’une chair pleine et souple. Il ferma les yeux, l’espace d’une seconde, pour mieux isoler le parfum poivré de cette chevelure rousse. Ses mains tremblaient. Il avait le ventre creux et les jambes nerveuses. Il releva les paupières et balbutia rapidement :
— Je voudrais vous revoir !
— Je reçois tous les jeudis.
— Ne vous moquez pas de moi !
Elle se mit à rire et détacha une rose rouge de son corsage.
— Elle durera bien jusqu’à jeudi ? dit-elle.
Et elle glissa la fleur dans la boutonnière de Volodia.
Comme l’orchestre s’arrêtait, Tania et Sichkoff rejoignirent Volodia et Olga Varlamoff.
— Je suis si heureuse de vous voir ensemble ! dit Tania. J’étais sûre que vous sauriez vous entendre.
À peine eut-elle proféré ces mots, qu’elle éprouva la conviction d’avoir commis une maladresse. Volodia lui lança un regard méchant et tira sur ses manchettes. Olga Varlamoff voila sa poitrine d’un vaste éventail de dentelle noire et demanda l’heure.
— Une heure du matin, dit Sichkoff.
— Je vais être obligée de partir, murmura Olga Varlamoff.
— Non, non, restez, dit Volodia.
— Restez pour le cotillon, dit Tania.
— Et nous souperons ensemble, reprit Volodia d’une voix humble.
Tania le jugeait un peu ridicule dans son rôle de soupirant malchanceux. Elle s’accorda la satisfaction d’intercéder en sa faveur :
— Vous me feriez personnellement plaisir en acceptant de demeurer encore, dit-elle.
— Soit, dit Olga Varlamoff. Je reste. Mais c’est bien pour vous avoir comme voisine de table.
Volodia, à la fois dépité et ravi, frottait ses mains l’une contre l’autre.
— Parfait ! Parfait ! grognait-il.
— Ne trouvez-vous pas qu’il a l’air d’un gamin en récréation ? demanda Olga.
— Si, dit Tania. Mais il s’amuse.
Olga Varlamoff renversa le menton, se gargarisa d’un rire musical et passa son bras sous le bras de Tania. Volodia se sentait frustré par l’entente des deux jeunes femmes. Pour se donner une contenance, il pencha la tête et renifla voluptueusement la rose qui décorait son habit. Olga Varlamoff le considéra froidement de ses grands yeux verts.
— Dieu que cette rose vous va mal, mon cher ! dit-elle du bout des lèvres.
Déjà, l’organisateur du bal, un petit vieux échauffé et gracieux, disposait les chaises pour le cotillon. Michel, qui avait faussé compagnie à quelques graves interlocuteurs, put enfin rejoindre Tania. Il dansa avec elle les premières figures. Volodia et la belle rousse dansaient vis-à-vis d’eux. Ils se rapprochaient et s’éloignaient suivant les phases du cotillon. Olga Varlamoff rayonnait d’indifférence. Et Volodia avait un visage patient, qui faisait plaisir à voir.
— J’espère qu’on va bientôt souper, grognait Michel.