— Grand rond ! Chaîne chinoise ! annonçait l’organisateur en claquant ses mains l’une contre l’autre.
Dans la salle voisine, on entendait tinter des cristaux.
— Je suis heureuse, Michel, murmura Tania.
Il la regarda tristement.
— C’est l’essentiel, dit-il.
— Et toi, tu ne t’amuses pas ?
— Si, puisque je vois que tu t’amuses !
Il semblait perdu parmi ces gens gais, ces musiques et ces lumières. On le devinait lourd et gêné, préoccupé du lendemain, anxieux de l’impression qu’il laisserait à ses hôtes.
— Sois plus simple, plus naïf, Michel, dit Tania. Tu gâches ton propre plaisir en réfléchissant trop. Regarde Volodia…
— Je vois qu’il a trouvé une nouvelle victime, dit Michel. Quelle canaille !
Il se mit à rire, et Tania sentit que son mari enviait un peu ce garçon brillant et frivole.
— Il a toujours été ainsi, reprit Michel. Il a les yeux plus gros que le ventre. Il les lui faut toutes, toutes. Et bien peu lui résistent. En tout cas, la Varlamoff est belle.
— Tu ne vas pas t’amouracher d’elle à ton tour ? demanda Tania avec une inquiétude coquette.
— Oh moi ! dit Michel.
Cette exclamation défaitiste affligea la jeune femme. Décidément, Michel était trop raisonnable. On ne pouvait pas assez redouter ses caprices. Elle le menaça du doigt :
— Méfie-toi ! Nous autres femmes, nous n’aimons pas nous sentir en sécurité !
— Nous autres femmes ! s’écria Michel. Tu es si drôle quand tu parles ainsi !
— Pourquoi ?
— Parce que tu n’es pas « nous autres femmes », mais ma femme…
— C’est stupide ce que tu dis là !
— Pas tant que ça ! Pas tant que ça ! Dieu, que ce cotillon est compliqué !
Il s’arrêta avant la dernière figure, car ses souliers lui faisaient mal.
Le souper fut servi par petites tables, dans un vaste salon mauresque. Tania, Michel, Volodia, Olga et Sichkoff se retrouvèrent, installés sous la garde d’un palmier en pot. Simonenko et Jeltoff vinrent les rejoindre. Tania en fut fâchée, car, dès l’arrivée de ces messieurs, la conversation dévia de la galanterie à la politique. Simonenko commentait les derniers attentats des terroristes :
— Il faut reconnaître que les étudiants ont le droit de détester Bogoliepoff et Goriemykine, qui sont des brutes, dit-il.
— Mais, en frappant un ministre, ils frappent l’empereur, dit Michel.
— N’est-ce pas justement ce qu’ils souhaitent ? dit Jeltoff.
Volodia tapait le bord de la table avec sa fourchette :
— Laissez les étudiants tuer les ministres et les gendarmes rosser les étudiants ! Tout cela est dans l’ordre des choses !
— Monsieur, gronda Simonenko, vous parlez avec légèreté d’une cause…
— D’une cause qui mérite d’être traitée à la légère, dit Volodia. Moi, je suis un affreux bourgeois. J’aime la vie telle qu’elle est, avec ses joies, ses injustices…
— Mais le bonheur du peuple…
— Le peuple ne sera pas plus heureux lorsque, à la place d’un empereur, de quelques ministres et de quelques policiers, il trouvera un camarade chef du parti, un comité d’exécution et un groupe de nettoyage rouge.
— Je suis de l’avis de Volodia, dit Michel. Ce n’est pas le peuple qui fera le bonheur du peuple…
— Et qui donc ? demanda Simonenko. Les pouvoirs publics, peut-être ? Laissez-moi rire !
Jeltoff, redoutant que la conversation ne tournât en dispute, s’agitait sur sa chaise, dodu et rose, et tentait de calmer ses invités.
— Messieurs ! Messieurs !… Songez à ces dames qui s’ennuient…
Simonenko le regarda furieusement dans les yeux :
— Voilà ! C’est ainsi que tout finit chez nous. On part sur une discussion sérieuse… Et puis : « Songez à ces clames qui s’ennuient. » On laisse tout tomber !
— Oui ! Oui ! Les dames s’ennuient, dit Tania. On croirait vraiment qu’il n’y a en Russie que des meurtres, des crises politiques, des mouvements ouvriers et des menaces de guerre.
— Le fait est qu’il n’y a pas grand-chose d’autre en Russie, dit Simonenko avec humeur.
— Et les théâtres, et les concerts, et les bals ? dit Tania. Que pensez-vous de La Mouette, de Tchékhov ?
— Encore du triste, gémit Volodia. Je veux manger la vie, boire la vie, posséder la vie à toute heure. Je suis un épicurien, moi !
Olga Varlamoff pouffa de rire.
— Un quoi ! demanda Michel, qui avait un peu mal à la tête, à cause du bruit et de la chaleur.
— La bataille est ouverte, hurla l’organisateur du cotillon.
Quelqu’un lança un serpentin qui vint frapper Michel au visage. Des boulettes de coton, roses et vertes, volèrent à travers la pièce. Volodia, hilare et décoiffé, plongea la main dans un sac de confetti que lui tendait un laquais ganté de blanc, et en jeta une pleine poignée sur Tania.
— Volodia ! Volodia ! Voulez-vous être sérieux !
En une seconde, le salon mauresque enferma un orage de papillons affolés, de spirales aériennes et de balles multicolores. Michel, réveillé par le jeu, s’efforçait de bombarder méthodiquement la table voisine. Comme toujours, il s’appliquait à la tâche avec gravité. Il visait longuement. Il disait :
— Ces boules sont trop légères !
Des confetti poudraient ses épaules. Une languette de serpentin orange était accrochée à son oreille. Profitant du désordre général, Volodia saisit la main d’Olga Varlamoff sous la table.
— Pourrai-je vous parler, au moins, si je vous vois jeudi ?
— Bien sûr, dit-elle. Dès sept heures du soir, mes invités seront partis et je resterai seule.
— Bravo ! dit Volodia.
Et il avala d’un coup sa flûte de champagne où nageait une rondelle de papier doré.
Les laquais présentaient des glaces aux couleurs sirupeuses, couronnées de fruits confits.
Après le dessert, le bal reprit avec une vigueur nouvelle. À quatre heures du matin, Michel vacillait sur ses jambes gourdes et suppliait Tania de consentir à regagner la maison.
— Encore un peu ! Encore un peu ! disait Tania.
Ils partirent à cinq heures. Michel avait peine à tenir ses paupières ouvertes.
— Dormir ! Dormir ! geignait-il. Et dire qu’il me faut être au bureau à neuf heures !
— Qui t’y oblige ?
— Personne, dit-il. Mais c’est justement pour ça qu’il le faut.
Il bâilla longuement et se hissa dans la voiture qui attendait devant le perron.
Des charrettes de paysans passèrent, apportant du lait à la ville. Il faisait froid. Une lueur de métal sombre rayonnait du ciel. Au coin de la rue, une vieille grattait la boue, devant la porte de sa boutique, avec une pelle en bois.
— C’est bon, le petit jour, dit Tania.
Le cocher secoua ses guides. Le coupé roula lentement sur le sol fangeux.
CHAPITRE V
À leur retour du bal, Michel et Tania trouvèrent la maison endormie. Le valet de chambre qui vint leur ouvrir la porte avait les yeux rouges de sommeil. Il débarrassa ses maîtres de leurs manteaux, épousseta les confetti qui restaient collés à leurs épaules et dans leurs cheveux.
— C’est idiot de rentrer si tard, grognait Michel.
Et il ajouta, tourné vers le valet de chambre :
— Je vais me coucher. Qu’on me réveille à huit heures.
— Et moi à midi, dit Tania.
Le valet de chambre eut un sourire douloureux :
— C’est que barine, barinia… Il y a des visites qui vous attendent…
— Des visites, à cinq heures du matin ? dit Michel. Vous rêvez ?