— Lioubov, je t’aiderai… Tout s’arrangera… Ivan Ivanovitch n’était pas un mari digne de toi…
— N’est-ce pas ? dit Lioubov.
— Voici le chèque, dit Michel.
Prychkine prit le feuillet entre deux doigts et souffla dessus pour faire sécher l’encre.
— À présent, dit-il, je voulais vous faire une proposition.
— Encore ?
— C’est la dernière, dit Prychkine. Et, au reste c’est une proposition aussi avantageuse pour vous que pour moi.
Michel était fatigué, vidé, à bout de nerfs. Il serra les poings et grommela entre ses dents :
— Est-ce que vous allez enfin me laisser en paix, monsieur ?
— Je voudrais voir les autres chambres, Tania, murmura Lioubov d’une voix dolente.
Elles se levèrent. Lioubov chancelait avec distinction. Elle remonta une mèche qui lui barrait le front.
— Tu vois, j’ai changé de coiffure, dit-elle. Ah ! combien avez-vous de chambres ? Combien de domestiques ? Je veux tout savoir !
Elle eut un pâle sourire :
— Je veux tout savoir de vous qui ne voulez rien savoir de moi !
— Voici ma proposition, dit Prychkine. J’avais l’intention de monter une compagnie théâtrale…
— Et vous manquez d’argent ? dit Michel.
— Vous avez deviné.
— Et vous comptez sur moi pour vous subventionner ?
— Exactement.
— Eh bien, la discussion sera brève : c’est non, non et non.
Prychkine ouvrit les bras dans un geste de désespoir.
— Ma dernière chance s’écroule, dit-il.
À ces mots, Lioubov, qui était sur le pas de la porte, trébucha et se retint mollement au chambranle.
— Elle est si lasse, dit Prychkine. Si seulement elle pouvait s’étendre un peu !
Une grimace de fureur tordit le visage de Michel :
— Vous vous moquez de moi, peut-être ? dit-il violemment. J’en ai assez ! Je suis fatigué ! Je suis abruti ! Je veux dormir, vous m’entendez ?
— Permets-leur au moins de passer la nuit chez nous, dit Tania.
— Nous sommes en plein jour ! s’écria Michel.
— Raison de plus, dit Prychkine.
— Oh ! faites ce que vous voulez, dit Michel. Mais que je ne vous revoie pas à mon retour du bureau.
— Tu vas au bureau ? demanda Tania.
— Oui, dit Michel, puisqu’il n’y a pas d’autre endroit où je puisse être tranquille.
Et il sortit du boudoir en claquant la porte.
Contrairement à ce que Michel avait espéré, le bureau, avec ses secrétaires diligents, ses cartons verts, ses bouliers, son odeur de colle, se révéla incapable de le secourir contre sa lassitude. Malgré les piles de lettres amoncelées sur la table, il ne cessait de réfléchir à la fugue de Lioubov, et sa mauvaise humeur s’aggravait de minute en minute. Plusieurs fois, il tenta de lutter contre cette obsession en regardant fixement les murs tendus de cuir sombre, les presse-papiers de bronze et le portrait de l’empereur dans son cadre de bois doré. Mais aucune aide efficace ne lui venait de ces objets aux couleurs familières. L’ouverture du courrier même lui parut une opération fastidieuse. À la dixième enveloppe, il se renversa dans son fauteuil et ferma les yeux. Il avait sommeil. Il était éreinté. Et un goût amer encombrait sa bouche.
Une quinzaine de visiteurs attendaient dans le vestibule. Michel sonna le garçon de bureau et lui enjoignit de les reconduire tous. Comme il formulait cet ordre péremptoire, Volodia entra, sans frapper, dans la pièce. Il était rasé de près et sentait l’eau de Cologne. Michel lui en voulut brusquement de sa mine reposée après une nuit de danses et de propos imbéciles. Dès que le garçon de bureau se fut retiré, il dit :
— Tu m’as l’air singulièrement en forme pour un homme qui a passé une nuit blanche !
— Affaire d’habitude, dit Volodia en s’asseyant sur le bras d’un fauteuil de cuir.
Il alluma une cigarette et jeta l’allumette dans un cendrier de cristal que Michel avançait à son intention.
— Tu fumes trop, dit Michel.
— Toujours, lorsque je suis inquiet.
— Tu es inquiet ?
— Oui. Il s’agit pour moi de prendre une décision importante.
— Elle a trait à la Varlamoff, ta décision importante ? demanda Michel en réprimant un sourire.
Un fait était sûr : nul mieux que Volodia ne savait distraire Michel de ses tracas journaliers. Sans Volodia, il se serait probablement ennuyé dans l’existence. Cette pensée traversa l’esprit de Michel, et il s’en amusa un instant. Mais, déjà, Volodia répondait d’un air grave.
— Il ne s’agit pas de la Varlamoff.
— Et de qui donc ?
— De toi. J’ai beaucoup réfléchi depuis quelques jours. Et voici ce que je voulais te dire…
Il s’arrêta, embarrassé, la bouche ouverte. Visiblement, il attendait que Michel l’encourageât à poursuivre son exposé. Mais Michel, immobile, le regardait droit dans les yeux et ne disait rien. Volodia poussa un soupir.
— Vois-tu, reprit-il, j’ai l’impression que je ne suis pas d’une grande utilité dans l’affaire. À Ekaterinodar, je dirigeais vaguement la succursale. Mais, ici je ne dirige rien. Je prends l’air du bureau. Je dicte deux ou trois lettres personnelles. Je rends visite, selon ton conseil, à quelques fabricants. Et c’est tout.
— Tu veux que j’accroisse tes attributions ? demanda Michel.
Le visage de Volodia se chargea d’une expression inquiète.
— Non. Non. Ce n’est pas cela. Au contraire…
— Au contraire ?
Volodia était devenu rouge et respirait difficilement.
— Oui, au contraire, dit-il enfin. J’estime que, pour le peu de services que je te rends, le bureau me prend trop de temps.
— Tu ne viens ici que le matin, en coup de vent !
— C’est déjà beaucoup, dit Volodia. Je… j’ai besoin de tous mes loisirs. Je désire me consacrer à un autre travail. Je ne sais pas quoi encore. On verra. Peut-être le journalisme…
— Ou la Varlamoff ?
— Laisse donc la Varlamoff et tâche d’être sérieux. Tu m’as offert cette place très gentiment pour m’occuper et me distraire. Or, à présent, j’ai d’autres occupations et d’autres distractions en vue. Je voudrais reprendre ma liberté.
— Et ton traitement ? demanda Michel.
— J’y renonce. Ma mère m’envoie des mensualités généreuses.
— Parce qu’elle le veut bien. Ton père ne t’a rien laissé dans son testament.
— Il ne l’aurait pas pu, dit Volodia. Toute la fortune venait de ma mère.
— C’est ce que je tenais à te faire dire. Donc, si ta mère, pour une raison ou pour une autre, refuse un jour de te secourir…
— Pourquoi refuserait-elle ?
— Admettons qu’elle se ruine.
— Pourquoi se ruinerait-elle ?
— Ou qu’elle se remarie avec un homme qui te soit hostile.
Volodia éclata de rire.
De tout temps, Michel avait aimé prévoir des catastrophes pour lui-même et pour ses proches. Il se méfiait de l’avenir comme d’un ennemi. Et sa prudence à longue portée l’empêchait d’être satisfait de son sort.
— Ma mère, se remarier ? s’exclama Volodia. Non, tu es trop drôle ! Parlons posément. Acceptes-tu ma démission ?
— Non, je ne l’accepte pas, dit Michel avec dureté. Tu es un ingrat et un sot. Fais la bringue tant que tu voudras, mais l’amitié que, Dieu sait pourquoi, je te porte, m’oblige à te considérer encore comme un collaborateur de notre maison. Il me plaît de te sentir associé, fût-ce platoniquement, au même effort que moi. Si tu t’en allais… je… je crois que j’en aurais de la peine… ou peut-être que je me fâcherais… D’ailleurs, tu regretterais bien vite ton départ. Ne viens donc plus au bureau qu’une ou deux fois par semaine. Tu t’occuperas, par exemple, de la publicité. Nous ne faisons pratiquement pas de publicité, ainsi tu seras tranquille.