— Je trouve cette solution absurde, dit Volodia.
— Elle te permettra de conserver une partie de ton traitement.
— Mais puisque je te dis que je n’en ai pas besoin de ce traitement ! s’écria Volodia. Ma mère…
Michel l’interrompit brutalement :
— As-tu entendu parler d’un certain Kisiakoff ?
— Ton beau-frère ?
— Oui. Il s’intéresse beaucoup aux affaires d’Olga Lvovna. Il lui donne des conseils financiers. C’est tout juste s’il ne l’aide pas à gérer sa fortune.
— Qu’est-ce que tu me chantes là ? dit Volodia, et le sourire disparut de ses lèvres.
— La vérité, mon cher, dit Michel. Notre nouveau directeur d’Ekaterinodar vient de m’écrire à ce sujet. Et aussi mes beaux-parents. Je peux te montrer les lettres.
Volodia haussa les épaules :
— Des ragots de province. Je suis sûr que Lioubov n’est pas étrangère à tous ces racontars.
— Lioubov n’a rien à voir dans cette question. Elle a quitté son mari. Elle s’est enfuie avec un acteur, un nommé Prychkine.
— Non ? Mais comment ? Raconte !
De nouveau, Volodia se mit à rire, et Michel envia son insouciance.
— Je ne te raconterai rien de plus, dit Michel. Et je te prie de ne pas répéter autour de toi ce que je viens de dire…
— À qui veux-tu ?…
— Alors ? Acceptes-tu ma solution ?
Volodia se gratta la tête :
— Oh ! après tout… Du moment que tu me laisses toute ma liberté !… Mais… dis-moi… Lioubov… enfin… où loge-t-elle ?… Pas chez vous ?… Pas à Moscou ?…
— Je l’ignore, dit Michel sur un ton sec.
Ensuite, il se leva et passa son bras sous le bras de Volodia.
— Je suis fatigué, dit-il. Ce bal m’a mis les nerfs en boule. Et l’arrivée à l’improviste de ma belle-sœur… Oh ! quelle existence !…
Il paraissait plus lourd à remuer qu’une montagne, fermé et dur, soupçonneux, mécontent. Volodia se demanda un instant si Michel était accessible au bonheur. Toujours réfléchissant, prévoyant, calculant, il y avait en lui quelque chose de besogneux et comme d’hostile à la vie.
— Pauvre Michel ! dit-il. Que tu sais donc mal te distraire !
— Chacun sa mission, dit Michel. Tu es sur terre pour t’amuser et amuser les autres.
— Et toi ?
— Moi, pour travailler. Quand je ne travaille pas, je me sens fautif. J’ai honte du temps perdu. C’est comme ça. Aujourd’hui, je n’ai pas pu travailler. Alors, je ne suis pas heureux. Je voudrais envoyer au diable tous les bals, tous les acteurs et toutes les femmes de Russie…
Il eut un sourire triste et ajouta :
— Tu as de la chance, Volodia.
Puis, il regarda sa montre :
— Laisse-moi, maintenant.
Lorsque Michel revint du bureau, à une heure de l’après-midi, Lioubov et Prychkine avaient disparu. Tania avait les yeux rouges, parlait à peine, mangeait du bout des dents. Pour la consoler, Michel lui promit de l’emmener au théâtre.
Lioubov et Prychkine s’installèrent à l’hôtel du Nord. Il était entendu que Tania leur verserait en secret des mensualités prélevées sur ses économies personnelles. Prychkine se faisait fort de la rembourser avant la fin de l’année.
À Michel, Tania expliqua que le couple avait quitté Moscou pour se rendre à Saint-Pétersbourg, où l’acteur comptait quelques amis importants.
CHAPITRE VI
Ayant achevé, vaille que vaille, ses études classiques au gymnase d’Ekaterinodar, Akim Arapoff quitta la maison familiale pour se rendre à l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad. Dès sa plus lointaine enfance, il avait pris la décision de se consacrer à la carrière des armes. Aucun autre métier ne lui semblait concevable, et il riait de ses camarades qui se destinaient au commerce, à la médecine ou au barreau. Justement, l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad avait institué depuis peu des cours spéciaux pour les anciens élèves des gymnases, bénéficiant d’un « certificat de maturité ». Après deux années de présence, les junkers de l’École de Cavalerie étaient placés dans les régiments, avec le grade initial de cornette. Cette perspective enchantait Akim, et il rêvait déjà uniformes, chevaux, coups de sabre, parades et fêtes d’officiers. À peine débarqué à Elizavetgrad, il loua une chambre à l’hôtel Mariani pour y déposer ses bagages et se préparer à la visite officielle.
La pensée de cette visite l’obsédait. Depuis qu’il avait quitté ses parents sur le quai de la gare, une sorte de dédoublement physique s’était opéré en lui. L’enfant turbulent et vantard avait sombré dans la fumée du train et le fracas des roues. Il ne le regrettait pas. Il ne regrettait personne. Même pas sa mère qui pleurait très fort en l’embrassant, debout sur le marchepied du wagon. Même pas Nina qui lui avait glissé dans la main une médaille protectrice. Même pas son père, pâle et vieilli, qui agitait son mouchoir et tâchait de paraître gai. Une saine cruauté s’était installée dans son cœur. Un nouvel homme venait de naître, privé de mémoire, et entièrement tourné vers l’avenir. Un homme ardent et fort, décidé à servir le tsar, à honorer son régiment, à dépenser des sommes folles pour des femmes méprisables, à boire du champagne glacé et à verser son sang pour la patrie. Et cet homme s’appelait Akim Arapoff. Le véritable, le seul Akim Arapoff, était celui qui, présentement, arpentait la petite chambre enfumée et moisie de l’hôtel Mariani.
Pour cet homme, la vie était claire et facile. Une foi solide répondait à ses moindres questions : tout ce qui exaltait la gloire de l’École et de l’armée impériale était bien. Tout ce qui s’opposait à cette gloire était mal. Aucun système métaphysique, aucune tradition morale, aucune élucubration sociale ne pouvait rien contre cet évangile. Noir et blanc. Ombre et lumière. Pas de nuances.
Akim était fier de sa dernière incarnation. Bien avant d’avoir franchi les murs de l’École, il se sentait solidaire de ses camarades et de ses instructeurs futurs. Simplement, il redoutait un peu le premier contact avec la caserne. Comment l’accueillerait-on, là-bas ? Comprendrait-on d’emblée l’excellence de cette jeune recrue ? Ne le soumettrait-on pas aux brimades habituelles ? À plusieurs reprises, il eut peur de sa solitude et de son dénuement en face de cet univers inconnu. Les minutes passaient et la conviction de son insuffisance lui devenait de plus en plus pénible. Pour fortifier son courage, il boucla la porte de sa chambre et ouvrit sa valise, où reposaient, enveloppées dans du papier fin, les pièces de l’uniforme des junkers d’Elizavetgrad, Aussitôt, une vague d’orgueil le submergea, et il se mit en devoir de se déshabiller. Avec mépris, il jetait loin de lui ses vêtements civils. Lorsqu’il fut nu, il se lava des pieds à la tête, comme pour se débarrasser de toutes les souillures anciennes. Puis, avec une précaution amoureuse, il passa un blouson en « peau de diable », enfila des culottes de cheval bleues, chaussa des bottes vernies, s’étrangla la taille avec une courroie en cuir blond, et planta sur son crâne, un peu de biais, la casquette blanche de l’École. Certes, la casquette ne portait pas encore de cocarde, la blouse était dépourvue d’épaulettes, les bottes étaient privées d’éperons, et il était indéniable qu’un sabre eût heureusement complété cette silhouette martiale. Mais le sabre, les éperons, les épaulettes et la cocarde n’étaient distribués aux élèves qu’après leur incorporation à un escadron.