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Tel quel, Akim se regarda dans la glace et rougit de satisfaction. Vraiment, il ne le cédait en rien aux junkers qu’il avait croisés dans la rue. Il étudia scrupuleusement les traits de son visage enfantin et grave. Le front bas, le nez retroussé, la lèvre épaisse, il avait cet air un peu rustre et brutal qui impose aux hommes de troupe et séduit les femmes dans les villes de garnison. Dommage que sa moustache fût si lente à pousser. Il avait beau la tortiller tous les matins et l’enduire d’un cosmétique spécial, elle n’était encore qu’une ombre grise au-dessus de sa bouche puérile. Préoccupé par ce détail, Akim sortit de sa valise un tube de « pommade hongroise », noire et parfumée, en graissa fortement les pointes de sa moustache et les releva en les tortillant entre le pouce et l’index. Puis il fronça les sourcils, serra les mâchoires, cligna de l’œil. Il grommelait :

— Très bien… Très bien, mon brave… Quels sont vos états de service ?…

Enfin, il claqua des talons, se fit un salut militaire foudroyant dans la glace, éclata de rire et quitta la chambre en courant.

Sa première visite fut pour la chancellerie de l’École, où un aide de camp paisible s’arrêta d’étaler une réussite pour lui annoncer que ses papiers avaient été reçus au bureau, et qu’il était incorporé, à titre de « boursier », au premier escadron de l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad. À tout hasard, Akim jugea bon d’écouter ces paroles au garde-à-vous, l’œil fixe et les narines dilatées.

— Maintenant, dit l’aide de camp, allez chercher votre fourbi personnel et portez-le à la caserne.

À la caserne, le trompette de service convoya le jeune homme jusqu’à l’officier de service, qui le renvoya lui-même au junker de service, et cette cascade de présentations protocolaires impressionna favorablement Akim : « Ça, c’est de la discipline », songeait-il.

Le « junker de service pour l’École » nota le nom de la recrue dans un gros cahier de rapport et lui ordonna de se rendre auprès du « junker de service pour l’escadron ». Akim apprit, par la même occasion, que l’École comptait deux escadrons de cent quarante hommes chacun, que le « junker de service pour l’escadron » était toujours un ancien, et que le « junker de jour pour l’escadron » était un « blanc-bec », parfaitement méprisable. On lui enseigna aussi la formule sacramentelle par laquelle tout nouveau venu à l’École devait se signaler à l’attention du junker de service pour l’escadron : « Monsieur le junker de service, le junker Arapoff a l’honneur de se présenter devant vous pour vous faire part de son incorporation à l’École de Cavalerie d’Elizavetgrad. »

Akim se répétait mentalement la formule en dégringolant l’escalier qui conduisait à la chambre du junker de service pour l’escadron. Celui-ci le reçut avec raideur, écouta son rapport, debout et la main à la visière de sa casquette, puis fit sonner ses éperons et lissa sa moustache d’un revers de pouce.

— Tournez-vous, dit-il.

Akim exécuta un demi-tour impeccable.

— Encore, encore… Bon, allez vous faire distribuer, chez le maître-fourrier, une cocarde et des épaulettes. Puis, vous passerez à la salle de gymnastique, et on vous choisira un parrain.

— Un parrain ?

Le visage d’Akim exprima une juste surprise. Que voulait-on qu’il fît d’un parrain ? Un instant, il songea à demander des explications à son interlocuteur. Mais un souci de discipline lui cousait la bouche. Il préféra claquer des talons et gagner la porte à petits pas latéraux. Ce fut le maître-fourrier qui le renseigna. Chaque jeune recrue était nantie d’un parrain, choisi d’office parmi les élèves du cours supérieur. Le parrain assurait aide, conseil et protection à son filleul ; le filleul, en revanche, s’engageait à marquer un dévouement total à son parrain et l’aidait à tracer des épures, à recopier ses rapports et ses notes de cours, et à faire ses commissions.

— Comme c’est bien ! Comme c’est bien ! répétait Akim, qui était résolu à s’émerveiller de tout.

Cependant, lorsqu’il pénétra dans la salle de gymnastique où se tenaient les anciens, une appréhension terrible lui nouait le ventre. Il s’avança timidement vers un groupe de junkers qui s’entraînaient aux barres parallèles. L’un d’eux, assis à califourchon sur les barres, lui demanda brusquement.

— Eh, là ! jeune homme, qui vous a permis de pénétrer dans ce sanctuaire ?

De nouveau, Akim se figea au garde-à-vous, et son visage devint de pierre. Il proféra d’une voix nette :

— Selon les ordres supérieurs, je viens me présenter à vous pour que vous me choisissiez un parrain.

— Un parrain ? s’écria l’autre. Pourquoi pas ? Je veux bien être votre parrain. Je m’appelle Toumanoff. Seulement, j’exige de mes filleuls une obéissance totale. Laissez-moi vous regarder, honorable blanc-bec. Vous m’avez l’air dégourdi comme une orchidée. Ça sort tout barbouillé de jaune d’œuf et de confiture de groseilles. Ça sait dire papa et maman, et compter sur ses doigts jusqu’à quinze. Et ça veut d’emblée traîner le sabre, fumer des pipes à long tuyau et discuter stratégie avec les anciens ! On vous dressera, monsieur. Savez-vous au moins quel est l’idéal du junker ?

— Dieu, le tsar et la patrie, dit Akim avec un regard flamboyant.

— Animal médiocre, je ne vous demande pas de formules officielles. Je veux que vous me récitiez la profession de foi qui sera vôtre.

— Je… Alors… je ne sais pas, balbutia Akim.

— Eh bien, écoutez-moi, dit Toumanoff. L’idéal du junker, c’est :

 

Pas de cartes, sauf les cartes à jouer.

Pas d’histoires, sauf les histoires scandaleuses.

Pas de langues, sauf les langues fumées,

Pas de corps, sauf les corps féminins…

 Veuillez répéter, je vous prie : « Pas de… »

Un groupe d’anciens entourait Akim et son parrain aux moustaches vernies. Tous rigolaient, Dieu sait pourquoi, et se claquaient les cuisses. Des voix rudes se croisaient :

— Que savez-vous, animal médiocre, au sujet de l’immortalité de l’âme des perdreaux ? Eh ! animal médiocre, combien y a-t-il de pas entre le poste de garde et la grille ?

— Je ne les ai pas comptés…

— Il ne les a pas comptés ! glapit Toumanoff. Coupable négligence, mon bon ami ! Je vois que j’aurai du fil à retordre. Allons, rompez ! Une-deux, une-deux…

Des rires accompagnèrent la retraite piteuse d’Akim.

Les cours n’avaient pas encore commencé à l’École. De jeunes recrues arrivaient chaque jour au bureau de l’officier de service. Des anciens rentraient de permission. Akim s’initiait lentement, passionnément, à sa nouvelle existence. Il sut d’abord qu’un junker de la classe supérieure avait le titre de « cornette honoraire », et que le junker d’incorporation récente était traité d’« animal médiocre ». Un cornette honoraire valait, dix, vingt animaux médiocres. Un cornette honoraire avait toujours raison contre un animal médiocre. L’animal médiocre était livré au bon plaisir des anciens qui pouvaient l’humilier et le punir à leur convenance. Il était obligé de marcher les bras tendus, et le petit doigt à la couture du pantalon. Il devait tourner la tête vers le cornette honoraire qu’il rencontrait sur son chemin. Et il n’avait le droit de s’asseoir qu’au fumoir de l’École. D’ailleurs, le sol du fumoir était recouvert d’asphalte, et une ligne profonde, tracée jadis avec un tisonnier chauffé à blanc, le partageait par le milieu : les animaux médiocres, parqués au-delà de ce sillon, ne se risquaient à le franchir que s’ils y étaient invités par leurs parrains.