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Toutes ces vexations, Akim les accueillait avec une sorte de gratitude extasiée. Plus la discipline était sévère, plus les punitions étaient injustes, plus il éprouvait de la fierté à les subir. Il lui semblait qu’en acceptant ces brimades il achetait l’honneur d’être un vrai serviteur de la patrie. En effet, chaque tour de garde supplémentaire le rapprochait de ses bourreaux, l’intégrait mieux au régiment, lui faisait une âme plus forte et plus dévouée. Il avait soif d’« obéir ». Avec une sorte de rage stoïque, il s’interdisait d’écrire trop souvent à la maison et de s’attendrir sur les souvenirs de son enfance. Un jour, comme il se sentait prêt à fondre en larmes à la lecture d’une lettre de sa mère, il serra les dents et éteignit une cigarette contre le dos de sa main. « Ça t’apprendra ! » grognait-il en se dirigeant vers l’infirmerie.

Les jeunes camarades d’Akim admiraient son zèle sauvage, sa capacité de silence et son mépris de la douleur. Ils l’avaient baptisé d’emblée : « le crocodile ». Akim était fier de ce sobriquet, comme d’un titre de noblesse.

Les cours débutèrent en octobre. Dès sept heures du matin, le trompette de service sonnait le réveil aux quatre coins de la caserne. Les animaux médiocres sautaient à bas de leurs lits et se ruaient à la toilette, pour libérer les lavabos avant l’arrivée des cornettes honoraires. Déjà, on entendait les glapissements des anciens : « Qui est-ce qui m’a foutu des limaces pareilles ! Débarrassez le terrain ! Le dernier aura un tour de garde ! Un tour de garde ! J’inscris un tour de garde supplémentaire ! »

Après l’appel, venaient la prière en commun et le petit déjeuner de thé, de pain noir et de beurre. Puis commençaient les études. Le programme, dangereusement chargé, comprenait l’équitation, la voltige, l’escrime, la gymnastique et la manœuvre à pied, comme exercices de plein air. Les « travaux de classe » portaient sur l’histoire militaire, l’art des fortifications, l’artillerie, l’administration, la topographie, l’hippologie, la mécanique et la chimie. Ces deux dernières sciences étaient considérées par les élèves comme éminemment indignes d’un junker. La tradition obligeait les animaux médiocres à ne toucher les livres de mécanique et de chimie qu’avec des mains gantées, en signe de mépris. L’animal médiocre qui recevait un zéro en chimie était félicité par les anciens, qui lui conféraient, pour quarante-huit heures, le droit de vivre sur un pied d’égalité avec eux. Il pouvait se coucher sur la table, fumer en présence d’un cornette honoraire et se promener avec un col dégrafé.

Dès la seconde interrogation de chimie, Akim s’arrangea pour obtenir le zéro rédempteur. Et, le soir même, il recevait un huit sur dix en équitation, ce qui doublait l’importance de sa victoire. Les exercices d’équitation avaient lieu au manège de l’École. Les animaux médiocres montaient sans éperons et sans étriers. Tandis qu’ils tournaient dans la carrière, la voix gutturale de l’instructeur les fouettait dans le dos :

— L’épaule droite en avant… Rentrez la pointe des pieds… Coudes au corps… Le pouce en l’air, je vous dis… De quels marécages a-t-on tiré ces animaux médiocres ?…

Akim encaissait les injures avec une patience amère. Et si, par hasard, l’instituteur l’oubliait dans ses réprimandes, la vanité qu’il en concevait le rendait optimiste pour toute la journée.

Lorsque les animaux médiocres surent se tenir en selle, on leur distribua des éperons et on leur apprit à sabrer. Des cônes de terre glaise étaient dressés sur des châssis de bois. L’art suprême consistait à fendre l’obstacle avec la pointe du sabre, de façon que le morceau fauché demeurât en place malgré l’élan de la monture. Souvent, les cônes de glaise alternaient avec des fascines. Alors, les élèves suppliaient les aides-instructeurs de tremper préalablement les branches dans de l’eau salée pour que, séchées et durcies, elles fussent plus faciles à trancher. Akim répugnait à ces subterfuges. Sa fougue était telle, qu’il faillit entailler l’oreille de son cheval en attaquant le mannequin d’osier. Rien ne lui plaisait tant que cette ruée sur un ennemi abstrait, que ce geste oblique et meurtrier, qui, de haut en bas, rayait l’air d’une lumière blanche. Dans l’ivresse de l’effort, il ne sentait plus la brûlure saignante de ses fesses. L’odeur de la sueur et du crottin l’exaltait comme un encens précieux. Il s’imaginait, chargeant à la tête d’un escadron. Les balles sifflaient. Des hommes tombaient, à sa droite, à sa gauche. Et une trompette sonnait, très loin, la défaite énorme de l’adversaire.

Longtemps encore, enfermé dans la salle de cours où bourdonnait la voix monotone de l’instructeur, Akim continuait en esprit ses prouesses équestres.

Les conférences se succédaient jusqu’au déjeuner de midi, qui avait lieu dans le vaste réfectoire, bourré de vapeur, disloqué de cris et de tintements de fourchettes. À une heure et demie, le ventre lesté de viande et de choux aigres, les junkers revenaient en classe. Et les cours se poursuivaient jusqu’à six heures du soir. Après le dîner, les junkers travaillaient encore dans la salle d’études, aux murs décorés de plaques de marbre et de tableaux militaires. Ceux qui avaient fini de repasser leurs leçons descendaient dans la cour pour prendre l’air avant l’appel du soir. Akim appréciait fort ces sorties dans la nuit mouillée de l’hiver.

Les fenêtres de la caserne s’incrustaient en rectangles lumineux dans un fond de brouillard obscur. Çà et là, des arbres haussaient vers le ciel leurs troncs luisants et noirs. Il faisait froid. Des écuries proches, venait un tintement de chaînes et de sabots et, parfois, le cri violent d’un gardien gourmandant quelque bête indocile :

— Tu vas te tenir, carne !…

Une mince fumée s’élevait d’un tas de purin. Un fanal se reflétait bien à plat dans une flaque. La boue du chemin collait aux chaussures. Akim enjambait les fils de fer tendus autour de la carrière, et marchait droit devant lui, seul et désœuvré, libre et joyeux, à travers un univers docile. Tout en marchant, il songeait à son avenir. Encore quelques mois, et ce seront les manœuvres. Après les manœuvres, les anciens quitteront l’École, et lui-même sera sacré cornette honoraire. Les nouveaux élèves le respecteront. Il les traitera en animaux médiocres, exigera leur soumission et les inscrira pour des tours de garde supplémentaires. Plus tard, enfin, les derniers examens passés, il endossera l’uniforme d’un régiment de la garde. Dans la garde, les officiers se montent à leurs frais. Une grosse dépense. Mais ses parents l’aideront, et il les récompensera de leur assistance par une ascension vertigineuse dans les grades et les décorations. Satisfait d’avoir « fait le point », suivant son expression favorite, Akim entonnait, à tue-tête, la chanson de l’École :

 

Envolez-vous, aiglons,

Comme volent les aigles…

Puis il rentrait à la caserne, blaguait avec ses camarades et s’endormait, fourbu, content de lui, de ses voisins, de l’École et de la Russie.

Un soir, tandis qu’il se promenait ainsi dans la carrière, il fut rejoint par Youra Melnikoff, son compagnon de chambrée, un garçon sage et mollasson.

— Salut, crocodile, lui dit Melnikoff. Quelle journée ! Je suis à bout ! J’ai les fesses en sang ! Et mon parrain est une brute !

— Le mien aussi, dit Akim. Qu’est-ce que ça peut faire ?

— J’en ai assez de la caserne. Je voudrais rentrer chez moi, dit Melnikoff. Tu sais que je suis fiancé ?