Akim fit une moue dédaigneuse et cracha par terre :
— Les femmes ! Si tu es un sentimental, il faut renoncer à l’uniforme.
— Tu parlerais autrement si tu étais amoureux, dit Melnikoff avec un gros soupir.
— Je ne serai jamais amoureux, dit Akim. Un amoureux est un être débile, par principe. Et je veux être fort. Fort et libre. Libre et courageux. Courageux et…
— Est-ce que je t’ai montré sa photo ?
— Non.
— Veux-tu la voir ?
— Non.
Melnikoff souffla dans ses doigts gelés, hocha le menton et grommela :
— Tu es un vrai crocodile.
— Et toi, une poule mouillée. Tu mérites bien qu’on se moque de toi. Je te regardais sabrer, au manège : ce n’était pas aux fascines que tu pensais, mais à quelque jupon de province. Tu ne fais pas glisser ton sabre. Tu cognes comme avec une hache. C’est du joli ! Elle rigolerait, ta fiancée, si elle te voyait gesticuler ainsi…
— Non, elle me plaindrait.
Akim rejeta la tête en arrière.
— Les femmes sont des instruments de plaisir, dit-il.
Et il se dirigea vers le bâtiment de l’escadron.
À dix heures du soir, la trompette sonnait l’extinction des feux, et les animaux médiocres éteignaient les lampes à pétrole dans les chambrées. Dans l’obscurité chaude et odorante, des corps se retournaient sur les lits de fer.
— Je suis rompu, geignait Melnikoff.
Akim lui répondit par un grognement.
— Est-ce que tu as déjà connu des femmes, toi ? reprit Melnikoff d’une voix oppressée.
— Bien sûr, dit Akim avec un aplomb qui le fit rougir.
— Combien ?
— Je ne sais plus.
— Et c’est vraiment aussi bien qu’on le prétend ?
— C’est mieux.
— Raconte un peu.
— Tu m’embêtes, dit Akim.
Et il lui tourna le dos. Mais, en lui-même, il fit le serment d’« essayer », dès sa prochaine sortie en ville. Il importait qu’un cornette eût connu quelques femmes pour avoir le droit de les mépriser toutes. Si pénible que cela pût paraître, il fallait accepter cette corvée pour être un serviteur conscient de son pays. C’était comme les tours de garde supplémentaires : une mesure de discipline.
Le junker de service passe dans les chambrées. Il ouvre la porte, allume une lampe. Et, tout à coup, il se penche, grogne un juron, empoigne un pied de châlit. Dans un fracas épouvantable, la literie de Youra Melnikoff s’effondre sur le sol.
— Melnikoff ! crie le junker de service. Vos vêtements sont mal rangés. Veuillez les ramasser et les remettre en ordre.
Youra se redresse, ahuri, ébouriffé, la lippe lourde. Il est en chemise, ses jambes sont maigres et velues.
— J’allais juste m’endormir, gémit-il.
Des rires méchants fusent de tous côtés.
— Un peu plus vite que ça, dit le junker de service.
Youra s’exécute. Et, pour décorer la pile de linge, il dispose ses chaussettes « en amour », c’est-à-dire en croix, comme l’exige le règlement de l’École.
Le junker de service quitte la chambre en gueulant :
— Un tour de garde au premier qui bronche.
La porte refermée, la lumière éteinte, Youra se met à pleurnicher.
— Tous, tous sont contre moi…
— Il pleure comme une fille ! dit quelqu’un dans la nuit.
— On n’est pas au jardin d’enfants, que diable ! Sortez-le !
— Eh ! Melnikoff, c’est vrai que tu as pissé dans ta culotte, au manège ?
— Ha ! Ha ! Ha ! Et il cache des bonbons dans son armoire ! Des bonbons que lui envoie sa fiancée ! C’est si touchant !…
— Il m’a montré une lettre. Elle l’appelle : Youyou !
— Salauds ! Salauds ! gronde Melnikoff. Mon oncle est lieutenant-colonel…
— Et ma grand-mère est généralissime !
— Bien répondu, Grichka !
— Je demanderai à changer de chambrée, dit Melnikoff.
Une brusque pitié serre la gorge d’Akim. Il voudrait consoler ce garçon faible et malchanceux, et mériter sa gratitude. Mais il se raidit contre cet accès de tendresse malsaine.
— Ils ont raison, dit-il. Si tu pensais moins à ta fiancée, tu serais plus attentif au service.
— Bravo ! Bien parlé, crocodile ! Ça, c’est un cornette ! crient des voix diverses.
Akim se sent fier de sa popularité. Il dit :
— L’incident est clos, messieurs. On roupille.
Bientôt, dans la vaste salle surchauffée, on n’entend plus que les craquements du poêle et le ronflement régulier des dormeurs.
CHAPITRE VII
Volodia avala une dernière gorgée de thé et mordit délicatement dans une tartine de caviar frais. Il déjeunait au lit, entouré comme chaque matin, de ses amis Ruben Sopianoff, Stopper et Khoudenko. Tout en grappillant des fruits sur le plateau, ces messieurs discutaient gravement de leurs affaires.
— Pour moi, disait Stopper, la Varlamoff est cuite. Moralement, elle appartient à Volodia. C’est une question de jours.
— Je n’en suis pas aussi sûr que toi, soupirait Volodia. Elle m’a signifié clairement qu’elle ne coucherait pas avec moi.
— Sottise, s’écriait Ruben Sopianoff. Cette femme est rousse, donc elle a du tempérament et il faut la bousculer à la hussarde. Tu la vois à cinq heures. À cinq heures et quart, j’exige qu’elle soit tienne.
Et il faisait le geste d’appliquer un fantôme gracieux contre son poitrail de gorille.
— Moi, disait Khoudenko, à la place de Volodia, je plaquerais tout, et je choisirais quelque brave blanchisseuse. Elles font l’amour aussi bien que les femmes du monde, elles coûtent moins cher, et, avec elles, du moins, on ne perd pas son temps en préliminaires.
Après avoir écouté ses conseillers habituels, Volodia les remercia et résolut d’adapter sa conduite à l’inspiration du moment. Puis il sonna son valet de chambre et se fit apporter une série de complets, de chemises et de chaussures assortis. Le tout fut étalé sur le lit, en grande pompe. Les amis de Volodia examinèrent un à un les articles présentés, et donnèrent leur avis sur le veston, le gilet, les boutons de manchettes et les souliers les mieux faits pour séduire Olga Varlamoff. Ils assistèrent aussi à la toilette de Volodia, le complimentèrent sur sa prestance, déjeunèrent avec lui et l’accompagnèrent, à cinq heures, jusqu’au domicile de la belle rousse. À la porte de l’hôtel particulier, tout blanc, tout neuf, flanqué de robustes lampadaires en fer forgé, ils s’embrassèrent.
— Tous nos vœux sont avec toi, mon chérubin, glapit Ruben Sopianoff.
Lorsque Volodia pénétra dans le salon d’Olga Varlamoff, il fut surpris de le trouver bondé à craquer de femmes, jeunes et vieilles, qui caquetaient en secouant leurs chapeaux à plumes. Volodia s’était attendu à une réunion intime, et il tombait dans une sorte d’assemblée plénière de la coquetterie et de la médisance. Il était le seul homme dans la pièce. Tous les regards se tournèrent vers lui et l’évaluèrent avec une curiosité marchande. Ces dames, se sentant chez elles, le soupesaient et le débitaient en tranches. Si la Varlamoff l’avait prévenu, il aurait retardé sa visite. Il jeta un regard furibond sur ce cercle de femelles abreuvées de thé et de sirops. La maîtresse de maison s’avançait vers lui, glissante et souple, dans sa robe noire à berthe de dentelle crème. Elle lui tendit la main et il lui baisa le bout des doigts, tandis que les chuchotements renaissaient dans son dos. Il grommela :
— Je tombe dans un harem !
— Vous devriez être content, puisque, paraît-il, toute la population féminine de Moscou ne suffirait pas à vous satisfaire.