— Quand on pense à une femme, les autres vous sont odieuses.
— Je vous étais odieuse, lorsque vous pensiez à vos jumelles trapézistes ?
— Laissez les trapézistes tranquilles, dit Volodia. Ce n’est pas pour vous parler d’elles que je suis ici.
— Ah ! non ?
Elle le saisit par le bras et l’entraîna vers ses invitées. Les présentations achevées, il fallut que Volodia s’assît sur une chaise, entre une vieille femme couperosée et une petite lycéenne à boutons. Il reçut une tasse de thé, une tranche de gâteau, des confitures. Et la conversation reprit, comme s’il n’avait pas été là. Ces dames parlèrent successivement, et avec un égal entrain, du mariage scandaleux d’une certaine Niouta avec un garçon dont on ne savait même pas s’il avait un père et une mère, de la mauvaise santé de l’écrivain Tchékhov, de l’excommunication de Tolstoï, des nouvelles tendances de la mode parisienne, des ravissants chapeaux que fabriquait une dénommée Betty, de leurs maris, de leurs enfants, de leurs rêves et d’une catastrophe de chemin de fer en Amérique du Sud.
Volodia se jugeait parfaitement ridicule, planté comme un collégien dans ce parterre de chapeaux, de voilettes et de rubans. Il crut entendre de petits rires et vérifia d’une main rapide l’ordonnance de sa toilette. Dix fois, il voulut se lever et prendre congé d’Olga Varlamoff. Mais il lui répugnait de s’avouer vaincu. Il tiendrait le coup, il expulserait ces volailles gloussantes. Pour précipiter leur départ, il songea un instant à raconter des anecdotes obscènes, ou à pincer la taille de la vieille tante couperosée, ou à retirer une chaussure pour se gratter le pied. Mais aucune de ces solutions ne le satisfaisait pleinement. De guerre lasse, il préféra commencer un monologue sur la politique extérieure de la Russie.
— J’ai vu un de mes amis, dit-il avec le plus grand sérieux, qui est très bien introduit auprès des ambassades anglaise et française, et qui m’a apporté des révélations capitales sur l’avenir de notre pays dans le cadre européen.
— Je ne vous savais pas friand d’indiscrétions politiques, dit Olga Varlamoff.
— Oui, oui, je parais léger à première vue. Mais, en fait, je suis un inquiet, un fureteur, un sentimental, un social, un inspiré. Mon ami m’affirmait que nous sommes à deux doigts d’une déclaration de guerre à la Chine.
— À la Chine ? s’écria une dame.
— Mon mari ne m’a jamais dit ça ! murmura une autre.
— Oui, dit Volodia, vous n’ignorez pas que le général Tchin-Haï-Tchang est au mieux avec le prince Tchang-Tso-Tching. Ce dernier, qu’un mariage morganatique a mis à la merci du parti libéral chinois, ne rêve, et cela se comprend, que de prendre pied en Sibérie.
Au début, les dames essayèrent de s’intéresser au discours véhément de Volodia. Mais, très vite, elles se fatiguèrent de l’entendre. Deux d’entre elles se levèrent pour prendre congé. Volodia les pourchassa jusqu’à la porte en agitant les mains au-dessus de sa tête :
— Rendez-vous compte de notre position délicate entre les tendances socialo-hégéliéno-darwiniennes des leaders de Pékin et les revendications slavo-sionistes de leurs adversaires ?
— Je vous en prie ! chuchotait Olga Varlamoff.
D’autres dames suivirent le mouvement de retraite. À sept heures du soir, le salon était vide.
— Eh bien, dit Olga Varlamoff à Volodia, après avoir raccompagné sa dernière amie, vous avez été d’une impertinence rare. Vous êtes content ?
— Très, dit-il, et il se mit à rire avec une si belle franchise qu’elle ne put s’empêcher de rire avec lui.
— Vous êtes un gamin ! dit-elle. Un gamin mal élevé !
— C’est ce qui fait mon charme.
— Et vous vous imaginez qu’après avoir chassé mes amies vous allez me convaincre en un temps record ?
— Je n’imagine rien, dit Volodia. Je suis heureux de vous trouver enfin seule, et c’est tout.
Traversant le salon, dont les sièges, rangés en cercle, semblaient poursuivre une conversation silencieuse, ils pénétrèrent dans un petit boudoir beige tendre, encombré de gros coussins, de statuettes et de fauteuils bas. Olga Varlamoff s’allongea à demi sur un canapé et désigna un fauteuil au jeune homme.
— Asseyez-vous et parlons encore de la Chine, dit-elle en souriant.
— La Chine ? Je voudrais y vivre avec vous, dit Volodia.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est loin ! Parce que personne ne nous y connaît ! Parce qu’on n’y parle pas notre langue ! Ainsi, vous seriez livrée à mon bon plaisir.
— Que vous êtes pressé !
— Horriblement !
En disant cela, il fixa un regard impudent sur la gorge tonde, le cou plein et laiteux de la jeune femme. Vraiment, elle était belle et désirable. Il y avait en elle une réserve voluptueuse, un mystère chaud et violent, qui montaient à la tête. Volodia se voyait déjà touchant de la main cette chair blanche qu’on imaginait partout, sous la robe, sous les bas, sous les souliers pointus. Il inventait ce corps, avec des courbes potelées à la naissance des bras, de longues avancées d’ombre sur le ventre, des renflements secrets et des parfums entrebâillés. Sans doute devinait-elle son excitation et en était-elle flattée ? Elle renversa légèrement le menton. Son cou se gonfla, se courba, et Volodia sentit qu’il allait dire des bêtises.
— Écoutez, murmura-t-il, je considère qu’il est inutile de feindre plus longtemps et d’échanger des paroles banales. Vous savez, mieux que si je vous l’avais crié, mon engouement pour vous…
— Je ne sais rien et je ne veux rien savoir, dit-elle.
— Ne mentez pas ! Ne jouez pas !…
Il s’était levé et la dominait de toute la taille.
— Je vous aime, dit-il. Et il ne s’agit pas d’un entraînement passager comme pour les autres. Il s’agit…
Elle demanda, les paupières rapprochées, les lèvres entrouvertes :
— Il s’agit ?
— Il s’agit de quelque chose que je n’ai jamais connu. Je… je crois que je vous respecte.
— Que ce doit être ennuyeux pour vous ! dit-elle.
— Excessivement ennuyeux, en effet, car je n’ai pas l’habitude de jouer au soupirant, la main sur le cœur et l’œil voilé.
— Je voudrais sincèrement vous éviter de le faire, dit-elle avec une moue de pitié narquoise. J’aimerais vous céder dans les délais qui vous sont coutumiers, c’est-à-dire, je pense, dans les vingt-quatre heures ; malheureusement, je n’ai aucune envie de vous avoir pour amant.
— Vous vous moquez de moi ! dit-il.
— Nullement. Je vous trouve beau garçon, élégant, spirituel, légèrement impoli. Je suis sûre que vous êtes un numéro de choix. Mais, plus je m’interroge, moins j’éprouve le besoin de vous admettre dans mon intimité.
— Mais on… on ne sait jamais d’avance, balbutiait Volodia.
— Moi, je sais. Pour succomber à votre offre flatteuse, il faudrait au moins que j’entrevisse la possibilité de vous aimer un jour. Or, je n’entrevois rien. Avouez que c’est désolant.
— Faites-moi confiance.
— Le risque est trop gros.
C’était la première fois, depuis son arrivée à Moscou, que Volodia se trouvait éconduit par une femme. Soudain, il douta de son charme et jeta un coup d’œil furtif à la glace du boudoir. Olga Varlamoff surprit son regard et sourit imperceptiblement :
— Vous vous demandez ce que je peux bien reprocher à votre physique ? Mais rien, mon cher. Vous êtes le modèle des amants. Et, cependant (ah ! c’est inexplicable !), il me semble que je préférerais un bossu. Il y a dans votre perfection quelque chose de… passez-moi le mot… de repoussant pour moi. Mais tant d’autres s’estimeraient heureuses d’être à ma place. Je suis sûre que, parmi les dames que vous avez effarouchées avec vos histoires chinoises, il y en a une bonne douzaine qui, cette nuit, rêveront éperdument de vous. Choisissez parmi elles.