— C’est vous que je veux, dit Volodia d’une voix sourde.
— Et moi, je ne veux pas de vous. C’est monstrueux, mais c’est comme ça. C’est absurde, mais il faut l’admettre.
Volodia haussa les épaules et se rassit dans un coin du boudoir.
— Vous avez déjà un amant, dit-il.
— Vous êtes d’une grossièreté pesante, mon cher. Je pourrais ne pas vous répondre et quitter la pièce. Mais je mets cette repartie sur le compte de votre dépit. Je n’ai pas d’amant. J’ai perdu mon mari, il y a quatre ans, et je ne l’ai remplacé par personne. Je parais très libre, très gaie, et, cependant, je vis seule. J’ai l’air d’aimer la compagnie des hommes, et, pourtant, aucun d’entre eux n’a dépassé le stade des compliments. Voulez-vous mon amitié, ma sympathie ? Elles vous sont acquises. Voulez-vous plus ? Adressez-vous ailleurs.
Volodia était honteux de son échec. Il regarda sa montre.
— Je vois que mon amitié ne vous intéresse pas, dit Olga Varlamoff. Vous ne vous dérangez que pour les affaires sérieuses.
Volodia poussa un soupir.
— Vous vous êtes bien moquée de moi, dit-il enfin. Je vous remercie pour cette leçon de modestie. Je m’en souviendrai.
— Que les hommes sont donc bêtes ! s’écria Olga Varlamoff. Si nous ne leur ouvrons pas les bras, ils s’imaginent que nous les méprisons et doutons de leurs qualités viriles. Ils ont un amour-propre placé si bas ! Soyons bons amis, Volodia. Vous voyez, je vous appelle : Volodia. Une grande amitié vaut mieux qu’un petit amour. Voulez-vous faire la connaissance de mon fils ?
— De votre fils ?
— Vous ne saviez pas que j’en avais un ?
— Si… Non… J’avais oublié…
— Vous prétendez m’aimer, et vous avez oublié que j’avais un fils. Venez que je vous le montre.
— Est-ce bien nécessaire ? dit-il d’un air rogue.
Elle avait posé la main sur le bouton de la porte. Elle laissa retomber le bras.
— À votre guise, dit-elle. Je vois que vous n’avez pas encore renoncé à vos illusions, ou à votre colère. Revenez me voir, un jour, lorsque vous serez plus calme. Je vous recevrai avec plaisir.
Le soir même, Volodia convoqua ses amis pour les mettre au courant de sa déconvenue. Toutefois, par vanité ou par prudence, il leur affirma qu’il était seul responsable de cet échec.
— J’ai très vite compris que j’avais affaire à une hystérique, à une sentimentale. Je n’allais pas me lancer dans des complications romanesques. J’ai battu en retraite. Elle était furieuse de me voir partir…
— Oui, oui, disait Sopianoff sans grande conviction. Tu as bien fait…
Mais Volodia devinait la réserve de ses compagnons et enrageait de les avoir déçus. À mesure que les heures passaient, sa rancune contre Olga Varlamoff devenait plus ardente. Mentalement, il la détestait, l’injuriait, la traînait dans la boue. Lui avoir fait ça ! Elle méritait qu’on lui crachât au visage !
Pour se venger, il organisa un petit souper à domicile, auquel ses camarades convièrent quelques actrices faciles. Très vite, les « actrices » furent à moitié nues, et Ruben Sopianoff s’amusait à leur planter du persil dans les narines. L’une d’elles monta sur la table et dansa avec un verre sur la tête. Après quoi, Khoudenko et Stopper vidèrent toutes les bouteilles de champagne dans la baignoire, et ces dames se trempèrent, à tour de rôle, dans le jus pétillant, tandis que leurs hôtes chantaient à tue-tête des marches militaires. Volodia battait la mesure sur une casserole. Il était ivre et désespéré. Une jeune femme vint s’asseoir sur ses genoux, toute rieuse et ruisselante, et lui demanda de la frictionner avec un gant de crin. Il mit une telle violence à lui obéir que la malheureuse, le dos écorché, jeta des cris affreux, se débattit et le traita de bourreau. Mais il la maintenait furieusement plaquée contre sa poitrine et respirait, avec une satisfaction mêlée de dégoût, son odeur de sueur blonde et de champagne. Tout en la malmenant, tout en la haïssant de la sorte, il ne cessait de penser à la Varlamoff. Il lui semblait que c’était la chair opulente de la Varlamoff qu’il corrigeait, ses cheveux souples qu’il tirait à poignées. Il répétait :
— Ça t’apprendra ! Ça t’apprendra !
Puis il repoussa cette inconnue gonflée de larmes, avec ses cuisses trop grosses et ses seins ahuris. Autour de lui, il voyait ses amis vautrés sur le carrelage de la salle de bains. Il écoutait les cris aigus des filles, que tâtaient des mains impatientes. Assourdi, écœuré, il les quitta et se réfugia dans sa chambre. La femme nue vint le rejoindre et s’étendit sur le lit à son côté.
— Tu es une brute. J’aime ça, disait-elle.
Son haleine sentait le vin. Sa peau était molle, obéissante. Volodia, fatigué, se laissait caresser par elle. Dans ses oreilles, il entendait la litanie fastidieuse :
— Tu es beau ! Ce que tes cheveux sont bouclés pour un homme ! Et cette peau blanche que tu as ! Qu’est-ce que tu fais dans la vie ? Réponds ! Mais réponds donc ! Tu ne veux pas ? Je vois ce que c’est. Tu es amoureux ?
Volodia secoua la tête :
— J’ai envie de dormir.
— L’un n’empêche pas l’autre, dit la femme. Au contraire.
Des images incohérentes traversaient l’esprit de Volodia. Il s’imaginait fustigeant la Varlamoff, qui, à genoux, demandait grâce. Puis il réfléchissait à sa dernière entrevue avec Michel. Avait-il eu raison de renoncer à quitter les Comptoirs Danoff ? Après tout, ses fonctions de chef de la publicité ne l’occuperaient que quelques heures par semaine. Et, grâce à la solution préconisée par Michel, il garderait un contact permanent avec l’affaire. Si, par malchance, les subsides maternels venaient à lui manquer, il aurait toujours la faculté de reprendre au bureau un travail plus absorbant et plus utile. Les ponts n’auraient pas été coupés. Il ne fallait jamais couper les ponts. Avec la Varlamoff, il n’avait pas coupé les ponts. Que cette femme était donc belle, désirable et intelligente ! Elle avait un grain de beauté à la naissance des seins. Volodia évoquait ce grain de beauté avec une précision pénible. Sa tête lui faisait mal. Il avait l’impression qu’une barbe épaisse lui couvrait les joues. Kisiakoff avait une barbe longue, large et noire. Pourquoi Michel lui avait-il parlé de Kisiakoff et de sa mère ? Un cochon, ce Kisiakoff ! Lioubov avait eu raison de le fuir. Mais qui était le séducteur ? Un nommé Prychkine, avait dit Michel. Un acteur. S’il était un acteur, les petites actrices devaient le connaître.
— Connais-tu un certain Prychkine ? demanda Volodia à la jeune femme qui lui mangeait les joues de baisers ravageurs.
— Bien sûr. Il fait surtout des tournées.
— Il est comment ?
L’autre haussa les épaules :
— Ni bien ni mal.
— Il a du talent ?
— Je ne crois pas… Je ne sais pas… Je ne l’ai jamais vu jouer…
— Mais tu as couché avec lui ?
— Non.
— Et tes copines ?
— Pourquoi tu demandes ça ?
— Cela m’amuserait de savoir.
— Tu es bête comme un hibou, soupira la femme. Je crois que Katia, la petite brune qui louche un peu, a été avec lui. Tu veux que je l’appelle ? Elle s’amuse avec ton ami, le gros qui a tant de poils sur la poitrine. Elle pourra te dire.
— Laisse-la, dit Volodia. Vous êtes toutes des putains. Toi, Katia, Lioubov, Tania, ma mère. Des chiennes, voilà tout.