— C’est pas désagréable, une chienne, dit la femme.
Et elle embrassa Volodia sur les lèvres. Il reçut un poids mou et agile dans la bouche, avala une salive étrangère et se débattit faiblement :
— Fous-moi la paix !
— T’aimes pas quand on t’embrasse ?
Il avait envie de vomir. Il se leva, passa dans les lavabos. Lorsqu’il revint, il se sentait mieux. La petite femme blonde s’était levée et commençait à se rhabiller.
— Recouche-toi, lui dit-il.
Docile, elle se recoucha. Il la regarda, nue et simple, étendue devant lui comme une bonne victime. Elle était jolie. Elle ne faisait pas d’histoires. Pourquoi diable fallait-il qu’il lui préférât cette Varlamoff, si distinguée, si compliquée et si lointaine ?
— Toutes les femmes devraient être comme toi, dit Volodia.
— Mais elles le sont, répondit l’autre avec douceur.
Volodia demeura interloqué par cette phrase banale.
Une brusque gaieté circulait dans son corps. Il se mit à rire.
— Bien sûr, elles le sont, reprit la fille. Seulement, il y en a beaucoup parmi elles qui ne veulent pas que ça se sache.
— Voilà, s’écria Volodia en claquant des doigts : elle ne veut pas que ça se sache ! Elle ne veut pas que ça se sache !
Il se pencha vers le lit et enlaça la fille qui roucoulait de plaisir :
— Oh ! toi ! Ce que tu me plais ! Tu es mon petit prince doré ! Mon petit dieu rose !
De la pièce voisine, venaient les braillements de Sopianoff et de Khoudenko :
Avec Katka, la servante,
Je m’unirai devant l’autel,
Et, dès la semaine suivante,
Nous ouvrirons un bordel !
— Vos gueules ! hurla Volodia.
Il éteignit la lumière et serra dans ses bras un corps sans nom et sans visage qui répondit aimablement à son effort.
Le lendemain, à midi, un laquais, glabre et digne, vint réveiller ces messieurs et ces dames qui dormaient pêle-mêle dans la chambre de Volodia. Les actrices poussèrent des cris stridents et s’enfuirent vers le cabinet de toilette. Mais le regard du larbin ne dévia pas d’une ligne au passage de ces naïades échevelées. Il apportait le plateau du petit déjeuner. Le reste ne l’intéressait pas. Volodia et ses amis votèrent à l’unanimité une motion d’excellence en l’honneur de ce serviteur impeccable.
— Youri, tu es un héros ! clamait Volodia. Je t’augmente de dix roubles par mois. Et je te permets de choisir l’une de ces jeunes personnes pour passer la nuit avec toi.
— Monsieur oublie que je suis marié, dit Youri, sans que tressaillît une fibre de son visage.
— Bravo, Youri ! s’écria Sopianoff. Ce n’est pas dix roubles, c’est quinze roubles qu’on devrait t’offrir, et une auréole en papier doré pour tes jours de sortie. Mais, entre nous soit dit, tu pourrais t’arranger pour que ta femme ne sache rien.
— Je ne suppose pas que je pourrais m’arranger ainsi, monsieur, répondit Youri en déposant son plateau. D’ailleurs, je ne suis pas porté sur la chose. Et ces dames sont trop distinguées pour moi.
Volodia crut apercevoir un fin sourire de mépris sur les lèvres du valet de chambre.
— Ça va, ça va, dit-il, tu peux te retirer.
Cependant, comme Youri s’éloignait d’une démarche glissante, il le rappela :
— Eh ! Youri ! Tu commanderas une corbeille de roses rouges, et tu la feras porter avec ma carte à l’adresse de Mme Varlamoff.
CHAPITRE VIII
La haute société d’Ekaterinodar était frappée de consternation. Dans les salons, au foyer du théâtre municipal, au Cercle des officiers, on commentait avec entrain la fuite de Lioubov et la liaison de Kisiakoff avec la « vieille » Olga Lvovna Bourine. Abandonné par sa femme, Kisiakoff avait multiplié ses démarches auprès d’Olga Lvovna. Il lui avait fait payer toutes ses dettes et obtenait d’elle d’innombrables cadeaux, tels des gilets de cachemire, montres anciennes et tabatières d’argent fin. Vêtu de neuf, la barbe saine, une fleur à la boutonnière et des breloques sur le ventre, il se pavanait dans les rues pour le plaisir de se sentir détesté. Et, de fait, la plupart de ses relations se détournaient à son passage, ou feignaient de ne pas le reconnaître. Chez les Arapoff, on avait refusé de le recevoir. Alors, il avait envoyé à Zénaïde Vassilievna un énorme panier de roses feu, avec une pièce d’or enterrée au pied de l’arbuste. Au Cercle, où les gens sérieux évitaient sa compagnie, il avait su s’entourer d’un groupe de joueurs obséquieux, à court d’expédients. Suivi de cette cour servile, il narguait ses amis d’autrefois, racontait tout haut des anecdotes ignobles sur les femmes les plus respectables de la ville, misait gros, gagnait souvent et acceptait des paiements différés à des taux usuraires. Une pétition avait circulé pour son exclusion du Cercle, toutefois on n’avait pas recueilli le nombre de signatures nécessaires. Un jeune effronté l’avait provoqué en duel. Mais Kisiakoff n’était pas venu sur le terrain. Dans la rue, un étudiant lui avait lancé un paquet de boue qui s’était écrasé sur son épaule, et Kisiakoff lui avait adressé, le lendemain, sa photographie ornée d’une dédicace. En vérité, les manifestations de cette haine impuissante réjouissaient Kisiakoff et l’encourageaient à redoubler d’insolence. Il éprouvait une volupté gourmande à se savoir redouté, méprisé, envié, menacé par cette meute. Il prenait mieux conscience de sa force dans ce climat de basse colère et de délation. Il se découvrait l’âme d’un roi, pour cela seulement qu’il suscitait la révolte.
Olga Lvovna, pourtant, s’inquiétait des réactions violentes que provoquait la conduite de son amant. Kisiakoff l’avait ensorcelée. Elle n’était plus cette femme économe, desséchée et dure, qui vivait parmi des meubles couverts de housses, et comptait chaque soir l’argenterie et les cristaux rangés dans les tiroirs. Dominée par Kisiakoff, elle avait senti se réveiller en elle tous ses vieux instincts d’obéissance et de souffrance. En quelques mois, elle avait sacrifié à Kisiakoff sa dignité personnelle, son sens des affaires, son amour maternel et son avarice. Il était devenu son mage tout-puissant, son idole barbue et virile. Quand il l’observait de près, elle croyait que les yeux de Kisiakoff s’avançaient rapidement au bout de tentacules agiles et touchaient sa peau d’un rayon noir. Et elle n’était plus qu’une loque pendue au clou de ce regard, fixée dans le vide par cette pensée ardente. Lorsqu’il la possédait, énorme, lourd, vociférant et suant, elle comprenait que toute la nuit descendait sur elle et l’écrasait de délices et de douleurs surnaturelles. Sa seule crainte était que les ennemis de Kisiakoff ne lui fissent un mauvais parti. Les gens sont bêtes et méchants dans les villes de province. Ils chasseraient un apôtre à coups de pierres. Olga Lvovna confessa ses appréhensions à Kisiakoff, et Kisiakoff, que les lettres de menace commençaient à inquiéter un peu, consentit à quitter Ekaterinodar pour vivre avec sa maîtresse dans la propriété de Mikhaïlo.
— Là, dit-il, nous nous marierons !
— Mais ta femme, Lioubov ?
— J’arrangerai ça, dit-il. Je connais un illuminé qui nous donnera sa bénédiction quand même. Je tiens à la bénédiction. Autrement, ce n’est pas bien.
Quinze jours plus tard, Olga Lvovna faisait clouer les volets de sa maison, renvoyait ses domestiques, vendait ses chevaux et son argenterie, et partait avec Kisiakoff pour Mikhaïlo.
Comme la calèche passait dans une rue de traverse, des gamins lui jetèrent des pierres. Olga Lvovna se mit à pleurer.