— Pense au Christ, dit Kisiakoff.
La propriété de Mikhaïlo, délaissée depuis des mois par son maître, avait souffert gravement de cet abandon. La cour n’était plus qu’un champ de boue et de glace. Un arbre foudroyé avait défoncé les écuries, et l’intendant n’avait pas osé engager les frais d’une réparation. La maison même était envahie de poussière. Des carreaux manquaient aux fenêtres. Quelques domestiques étaient passés au service des voisins, Kisiakoff évalua le désastre et murmura :
— Les imbéciles !
Autour de la calèche, se pressait déjà une foule de paysannes et de gamins curieux. Un porc traversa la cour et s’accroupit dans une flaque brune. Olga Lvovna serra sa pelisse de loutre autour de ses épaules.
— Entrons, Vania, il fait froid, dit-elle peureusement.
Dans le vestibule, Kisiakoff et Olga Lvovna furent accueillis par la fille Paracha, dépoitraillée et rieuse à son habitude. Kisiakoff lui pinça le menton et lui chuchota à l’oreille quelques mots qui la firent hoqueter de plaisir.
— C’est une fille de confiance, dit-il en la désignant à Olga Lvovna.
La paysanne inclina la tête, secoua les épaules et s’enfuit.
On avait allumé du feu dans la grande pièce basse du rez-de-chaussée, qui servait de salon, de salle à manger et de salle de jeu. Des meubles de mauvaise tapisserie encombraient la chambre. Une lampe à pétrole sifflait dans un coin. Il s’était mis à pleuvoir, et les gouttières engorgées mêlaient leurs sanglots à la plainte du vent. Kisiakoff ferma la porte et s’assit auprès d’Olga Lvovna, devant le poêle de faïence qui montait jusqu’au plafond. Il resta longtemps à la contempler avec un étrange sourire. Puis, il appela Paracha et lui ordonna d’aller chercher Stiopa, l’illuminé du village.
— Ce soir, nous serons bénis, dit-il à Olga Lvovna qui le regardait, terrifiée et ravie. Ce soir, Dieu sera dans le coup. Tu es croyante, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Alors, tu seras heureuse de la fête qui se prépare. Ce Stiopa n’est pas un homme ordinaire. Il est le fils d’un pope. À quinze ans, il s’est enfui de la maison paternelle. Il a vécu avec des bohémiens voleurs de chevaux. Un jour, après une bagarre, il a eu l’œil droit arraché. Les bohémiens l’ont laissé au coin d’un bois. Recueilli par des moines, il a passé trois ans dans le monastère.
— C’est un moine.
— Non. Laisse-moi parler. Le prieur l’aimait bien, lui apprenait à lire, à guérir les malades avec des herbes. Stiopa se plaisait au monastère et rêvait même d’accéder à la prêtrise. Mais, un beau soir, en rentrant dans sa cellule, il eut une illumination. Il crut voir que le crucifix, les icônes, les images saintes, qui garnissaient le réduit, étaient tournés la tête au bas. Ainsi placés, ils laissaient filtrer des rayons qui provoquaient l’extase. De même qu’il faut renverser une bouteille pour boire le vin qu’elle renferme, de même, se dit Stiopa, il faut renverser les insignes chrétiens pour leur faire rendre leur suc. Comprends-tu, mon Olga, la hardiesse de ce raisonnement ? Et personne n’y avait pensé avant mon Stiopa ! Tout le monde regardait les fioles pleines et nul n’osait les manier, les incliner, tendre les lèvres aux vérités désaltérantes. Et lui, humble moujik, ancien voleur de chevaux, voici que cette révélation lui est donnée. Il quitte le monastère. Il voyage à travers le pays. Il guérit les maladies, fonde des sectes, et propage la bonne parole. Des paysans ignares le poursuivent à coups de bâtons et de pierres. Des ouvriers de mon domaine se saisissent de lui et le suspendent, la tête en bas, au-dessus d’une mare, tout près de la plantation de tabac, c’est dans cette posture que je l’ai découvert au cours d’une promenade. Je l’ai fait décrocher. Je l’ai fait amener chez moi. Je l’ai interrogé. Depuis, je le consulte toujours et il m’assiste de ses lumières. C’est un saint homme, Olga. Un homme de Dieu. Nous allons souper. Et, au dessert, il viendra nous bénir.
Pendant le souper, en tête à tête, Kisiakoff se montra plein d’entrain et de gentillesse. Il mangeait beaucoup et buvait à en perdre l’haleine. Olga Lvovna, assise devant lui, l’observait avec admiration.
— Tu vas te rendre malade, disait-elle parfois. Il l’attirait et l’embrassait dans le cou, sur la bouche, gloutonnement. Paracha, qui servait à table, pouffa de rire en les voyant enlacés. Kisiakoff lui jeta une assiette à la tête. Elle s’enfuit en criant : « Vieux diable ! »
Cette exclamation déplut à Olga Lvovna. Quelle que fût la prévenance de Kisiakoff, elle se sentait dépaysée dans cette maison vétuste, parmi des serviteurs inconnus. Elle croyait avancer dans un rêve où il n’y avait plus ni bien, ni mal, ni pudeurs, ni craintes, ni soucis, ni espoirs valables. Les seules réalités vivantes au cœur de toute cette vapeur de songe, étaient le visage, la barbe et le regard perçant de Kisiakoff. Il était devant elle comme un soleil.
À plusieurs reprises, Olga Lvovna s’efforça de rassembler ses esprits et de réfléchir à l’avenir qui l’attendait. Elle essaya même d’évoquer le souvenir de Lioubov. Lioubov était encore la femme de Kisiakoff, elle avait laissé des robes, des peignes d’écaille, des parfums et des habitudes dangereuses dans la maison ; elle pouvait revenir, un jour ou l’autre ; et alors, il faudrait intriguer, lutter contre cette jeunesse.
Comme s’il eût deviné les appréhensions d’Olga Lvovna, Kisiakoff se leva et lui prit la figure dans ses mains chaudes. Il la tenait au-dessous de lui, comme une tête coupée. Son regard la trouait jusqu’au cerveau.
— Ne pense pas à Lioubov, dit-il. Elle est morte pour moi. Toutes ses robes t’appartiennent. Tu vas t’habiller comme elle, te parfumer comme elle. Tu la remplaceras. Bois un peu de champagne.
Il appliqua, de force, le bord d’une coupe contre les lèvres d’Olga Lvovna. Elle gémit un peu, blessée à la bouche par le verre, puis renversa le menton, avala le vin.
— À la bonne heure, cria Kisiakoff. À présent suis-moi.
Et, la saisissant par le bras, il l’entraîna vers la chambre de Lioubov.
On n’avait pas rangé cette pièce depuis le départ de la jeune femme. Quelques robes traînaient, flasques, en travers du lit. Des boîtes de poudre et de rouge encombraient la coiffeuse. Un corset de satin rose, une chemise chiffonnée pendaient encore sur la chaise, près du poêle. L’air sentait le parfum, la poussière. De lourds rideaux de velours cerise masquaient la fenêtre. Un petit chat se glissa dans la chambre, derrière Kisiakoff.
Kisiakoff referma la porte d’un coup de pied.
— Te voilà chez toi. Tu mettras cette robe-là, rouge avec des ramages bruns. Je la lui ai achetée, il y a trois ans. Elle la portait bien, la garce, les épaules nues, la gorge avancée, la hanche offerte. Allons, déshabille-toi, qu’attends-tu ?…
Olga Lvovna, épouvantée, commença à se déshabiller. Il tournait autour d’elle en grommelant :
— Plus vite, plus vite…
La robe était trop large. Elle bâillait sur les seins. Elle flottait sur la croupe.
— Ça ne fait rien. Ça ira comme ça, dit Kisiakoff. On songera plus tard aux reprises. Poudre-toi, mets-toi du rouge, maintenant.
Puis il versa du parfum dans le creux de sa main et en frotta le chignon, le cou d’Olga Lvovna.
La malheureuse s’approcha de la glace et contempla attentivement ce mannequin funèbre, enfariné jusqu’aux oreilles et affublé de draperies écarlates. Les os saillaient sur ses épaules jaunes et nues. L’étoffe se plissait sur sa poitrine, sur son ventre. Ses longs bras pendaient comme des tresses de chair le long de ses hanches plates.