— J’ai l’air d’une momie, dit-elle en souriant tristement. Pourquoi me forces-tu à m’habiller ainsi, Vania ?
— Tu es belle, unique, fascinante ! s’écria Kisiakoff. Tu es une vision céleste. On ne peut que t’adorer à genoux.
Il se prosterna devant elle, se releva avec une légèreté surprenante et lui offrit le bras dans un geste rond.
— Stiopa nous attend pour la bénédiction, dit-il.
En sortant, Kisiakoff trébucha contre le petit chat noir et l’envoya rouler d’un coup de pied dans le fond de la pièce. La bête se redressa, bomba le dos, hérissa son poil, alluma ses yeux de phosphore. Kisiakoff frémit et se signa rapidement.
— La sale bête ! La sale bête ! dit-il. Partons. Je ne veux plus la voir.
Dans le couloir, ils se heurtèrent à un paysan, solide, barbu, le nez lourd. Un trou rose marquait la place de l’œil arraché. Ses cheveux roux lui descendaient jusqu’aux épaules.
— Salut, Stiopa, dit Kisiakoff.
Stiopa s’inclina devant Kisiakoff.
— J’allais vous chercher. Tout est prêt. Vous serez content, dit-il.
Il fit encore quelques pas, poussa une porte sur la gauche et s’effaça pour laisser passer Olga Lvovna. La pièce, petite et basse, était éclairée par sept bougies de cire rouge. Sur une table, disposée au fond, se trouvaient un gros volume à couverture de bois et une pelote d’épingles. Aux murs, pendaient des crucifix et des icônes tournés la tête en bas, et des palmes en papier d’argent. La lueur des bougies balançait de grandes ombres au plafond. Une forte odeur de bottes et d’encens prenait la gorge.
Kisiakoff et Olga Lvovna vinrent se placer devant la table. Stiopa les regarda, poussa un long cri et se mit à tourner autour d’eux en marmonnant dans sa barbe. De temps en temps, il s’agenouillait, baisait la terre et faisait des signes de croix.
— Toutes les images sont à l’envers. La vérité est à l’envers. Soyez vous-mêmes à l’envers, dit-il.
Kisiakoff serra la main d’Olga Lvovna.
— Et si c’était vrai ? dit-il. Et s’il avait raison contre tout le monde ?
— Je n’aime pas cette mascarade, Vania, murmura Olga Lvovna. C’est tenter le diable…
— Il le faut, parfois, dit Kisiakoff.
Le récitant trottait toujours, en soufflant, comme un phoque. Puis, il arracha sa chemise, et fut nu jusqu’à la ceinture.
— Je donne ma souffrance pour votre bonheur ! hurla-t-il.
En même temps, il saisit une baguette et se fouetta vigoureusement le ventre et les épaules. Son dos était couvert d’égratignures. Sa face ruisselait. Son œil crevé devenait rouge. Il psalmodiait :
— Oh ! je souffre ! Soyez heureux ! Oh ! je souffre ! Soyez unis ! Oh ! je souffre ! Soyez bénis !
Olga Lvovna tremblait de tous ses membres. Une terreur sacrée arrêtait son cœur.
— Pardonne-nous, Seigneur ! dit-elle.
Kisiakoff lui enlaça les épaules et l’embrassa sur la bouche.
— Gloire ! vociféra l’illuminé. Gloire !
Les icônes, la tête en bas, fascinaient le vide de leurs gros yeux noirs. Un crucifix se décrocha et tomba par terre avec un bruit sourd. Bondissant, tournoyant, frappant, rotant, aboyant, Stiopa se démenait comme un diable entre les bougies. Ses bottes heurtaient les planches, à plein talon, et soulevaient des nuages de poussière. Son torse nu brillait de sueur. Sa barbe rousse était déviée. Des traînées de sang lui ficelaient les mains. Il crachait devant chaque image. Il éteignait les cierges un à un. Quand il eut, enfin, soufflé la dernière flamme, il s’écroula d’un bloc sur le parquet.
Dans la nuit, Olga Lvovna se sentit soulevée par les bras énormes de Kisiakoff.
— Personne ne peut plus nous séparer, dit Kisiakoff d’une voix enrouée.
Elle poussa un cri et perdit connaissance.
Lorsqu’elle revint à elle, Kisiakoff lui donna une bougie et la promena, pas à pas, solennellement, dans toutes les chambres de la maison.
Les domestiques étaient couchés. Des portes s’ouvraient sur des cuves de froid et de ténèbres. Une bête nocturne détalait sous les planches pourries. De brusques courants d’air inclinaient la flamme. Il semblait à Olga Lvovna qu’elle s’enfonçait dans un labyrinthe noir, cloisonné de toiles d’araignées, et que jamais plus elle ne reverrait la lumière du jour.
CHAPITRE IX
Constantin Kirillovitch Arapoff traversa rapidement les salles de l’hôpital civil. Son infirmier le suivait, une boîte à pansements sous le bras. Arapoff était fatigué et souffrait d’une névralgie à la joue. Aussi lui semblait-il que tout allait de travers dans le service. Le carrelage portait des traces de boue. Les feuilles de température étaient confuses. Il y avait des miettes sur les couvertures. La tenue des filles de salle laissait à désirer. Arapoff grogna :
— Une écurie !
Il serra son tablier sur son ventre et s’approcha d’un malade qui se plaignait d’un phlegmon à la main droite. Une fille de salle poussa un tabouret. L’infirmier présenta les scalpels. Arapoff ouvrit deux abcès sur la main gonflée et rouge, surveilla le pansement. Puis il passa dans la section des femmes, où il opéra un kyste, d’aspect douteux, à la paupière.
Après la visite des salles, Arapoff se rendit dans son cabinet pour la consultation. Par la fenêtre ouverte, arrivait un parfum de terre humide et jeune. Un ciel printanier, brouillé de nuages pâles, montait derrière le court rideau des sapins. Des sansonnets sautaient de branche en branche. Sur le gazon, brillaient des tessons de bouteille et des boîtes de conserve tordues. Un sentier traversait ce coin d’herbe pauvre et filait vers la grille en se tortillant. Deux malades se chauffaient au soleil, sur un petit banc.
Arapoff soupira et s’assit devant sa table.
— Faites entrer, dit-il.
Le défilé commença. Il y eut l’inévitable fille enceinte, qui jure qu’elle est vierge et que le Saint-Esprit l’a visitée en rêve, la mère avec ses gosses galeux, le boucher blessé à la main, le voyou qui rigole et paraît fier d’avoir « attrapé ça chez les femmes ». Arapoff connaissait par cœur ces échantillons quotidiens de la misère humaine. Ils se ressemblaient tous. Ils entraient tous de la même façon, et se signaient de la même façon devant l’icône pendue au mur. Leurs visages se confondaient dans l’esprit du docteur. Lorsqu’il pensait à eux, il ne les identifiait plus que par leurs maladies. Le cancéreux, le paralytique, le diabétique… Depuis longtemps, il ne pouvait plus les craindre. Il n’en avait pas le temps. Il n’en voyait pas l’utilité. Son devoir n’était pas de consoler mais de guérir.
— Pisse dans ce verre, dit-il au voyou qui se déculottait devant lui. Puis tu passeras à la pharmacie. Au suivant.
Entre deux consultations, il se tourna vers la fenêtre, regarda le ciel. L’air était d’un bleu tendre, furtif, avec une grande plume de nuages posée au bord de l’horizon. Le parfum de l’herbe éveillait les narines. Les oiseaux se querellaient dans les branches. Constantin Kirillovitch se sentit bêtement ému par ce retour du printemps. Que faisait-il dans ce bureau, à examiner ces plaies sordides, ces paupières déchiquetées, ces bouches purulentes, alors que le printemps était revenu sur la terre ? Il en avait assez de se sacrifier pour les autres.
— Combien de clients encore ? demanda-t-il à l’infirmier.
— Douze.
— Je les verrai demain. Je sors.
Dans le vestibule, il se ravisa. Jamais encore il n’avait déserté devant les malades. Il lui était désagréable de laisser un travail inachevé dans son dos.
Le soleil éclairait les marches du perron. Une ombrelle mauve se dandinait derrière la grille de l’hôpital. Il devait faire doux dans le jardin aux roses. Des calèches passèrent avec un joyeux tintement de grelots.