Arapoff porta la main à sa joue qui lui faisait mal, hocha la tête et revint dans son cabinet de consultation.
— Plus tard, plus tard, grognait-il.
On introduisit un grand jeune homme pâle, qui tenait un mouchoir devant sa bouche. Des gouttes de sang filtraient entre ses doigts. Il eut un regard fautif et demanda humblement :
— Docteur… Excellence… Ce ne sera rien, n’est-ce pas ?
Les consultations achevées, Arapoff monta dans sa calèche, et se fit conduire à la roseraie. Là, il inspecta les plates-bandes, essaya quelques greffes, interrogea le vieux jardinier sur son dernier pèlerinage.
Tout en marchant dans les allées, il aspirait à pleins poumons l’air acide et gai, cette odeur de terre remuée, de fumée et d’herbe jeune. Il était heureux d’avoir quitté l’hôpital. Et, cependant, il ne pouvait s’empêcher de réfléchir aux malades qu’il avait auscultés. Il ne savait plus oublier ces têtes de misère, ces corps fatigués de vivre. Partout, ils le suivaient avec leurs gémissements et leurs toux. Autrefois, le seuil de l’hôpital franchi, Arapoff ne pensait plus à son métier. Il distribuait sa vie par compartiments étanches. De telle heure à telle heure, il était médecin, puis il était un amateur de roses, puis un amateur de femmes, puis un joueur, puis un mari et un père charmants. Aucune de ces activités n’empiétait sur l’autre. Par exemple, il ne songeait pas à Zénaïde Vassilievna quand il était avec une actrice en tournée, et il ne songeait pas à l’actrice quand il examinait ses malades, et il ne songeait pas à ses malades quand il soignait ses roses. Mais, depuis quelques mois, toutes ces notions distinctes s’étaient brouillées dans son entendement. Le mécanisme du changement de personnalité ne jouait plus avec la même aisance. Il en résultait une confusion déplorable qui menaçait gravement son repos. Les malades… Le jardin aux roses… Zénaïde Vassilievna… La petite chanteuse de l’autre soir… Les enfants… Lioubov qui a quitté son mari… Nicolas qui n’écrit plus… Akim, Tania, Nina… Les malades… De nouveau, les malades… Le jeune homme au mouchoir sanglant…
Arapoff clignait des yeux. C’était là sa vie, ce buisson de regrets et d’espoirs, ce cercle de visages. Il était fier, jadis, d’annoncer à ses amis : « Je mène dix existences de front. » À présent, il savait bien que ces dix existences n’en faisaient qu’une. Une existence ni plus intéressante ni plus belle que les autres.
— Peut-être ce chaos est-il un signe de vieillesse ? songea-t-il. Je vieillis…
Le jardinier le dépassa en poussant une brouette. Il chantonnait sans presque remuer les lèvres. Ses yeux pâles regardaient le ciel.
— Tu es heureux ? lui demanda Arapoff.
— Pourquoi ne le serais-je pas ? Il fait doux. Bientôt, on entendra les cloches de Pâques. Il y aura des fleurs. Tous les saints du calendrier se réjouiront dans le ciel. Alors, pourquoi ne serais-je pas heureux, moi aussi ? Il faut être heureux quand les saints sont heureux. C’est Dieu qui le veut ainsi.
Arapoff consulta sa montre. Il avait promis de visiter quelques malades personnels et de passer au Cercle. Mais, tout à coup, il n’avait plus qu’une envie : rentrer à la maison, retrouver sa femme, sa fille et parler avec elles jusqu’à la tombée de l’ombre, parler de tout et de rien, des absents, d’Akim et de l’École militaire, de Nicolas et de ses lectures, de Tania, de Lioubov, de Michel, n’être plus seul, n’être plus seul enfin !
Subitement, lui revint à l’esprit l’image de ce long jeune homme très pâle et très maigre. Il tenait un mouchoir ensanglanté devant sa bouche. Il avait un regard traqué. Et il murmurait :
— Ce n’est rien, ce n’est rien, n’est-ce pas, Excellence ?
Arapoff passa une main sur son visage :
— Ne plus penser à ça, oublier. Qu’importe la misère des autres ! Moi seul, j’existe. Moi seul, compte pour moi.
« Adieu ! » cria-t-il au jardinier.
Et il remonta dans sa calèche.
À la maison, il trouva Zénaïde Vassilievna et Nina attablées devant un samovar fumant. Nina était devenue une jeune fille molle, lente et désenchantée. Elle avait le nez un peu gros, les lèvres grises. Elle manquait de coquetterie, méprisait les bals et fuyait la compagnie des jeunes gens. Ses loisirs, elle les occupait surtout à soigner les chiens et les chats qu’elle ramassait dans les rues, et à lire des romans français. Zénaïde Vassilievna disait que sa fille était anémique et reprochait à son mari de ne rien entreprendre pour la guérir. En vérité, cependant, l’indolence de Nina n’était pas pour déplaire à Zénaïde Vassilievna. Nina était la seule de ses cinq enfants qui n’eût pas déserté la maison familiale. Cette jeune fille pâle et secrète lui rappelait encore les grandes tablées d’anniversaire, les disputes, le cirque et les nuits d’orage, qui réunissaient autour de son lit une nichée de visages puérils. Nina partie, la vaste demeure, jadis pleine de rires et de jeux, ne serait plus qu’une carcasse abandonnée. Alors viendraient la solitude, la vieillesse et la mort. Égoïstement, Zénaïde Vassilievna souhaitait que Nina demeurât vieille fille. « Puisqu’elle n’éprouve pas le besoin de se marier, nous serions bien cruels de l’obliger à le faire, la pauvre petite », disait-elle. Et elle pleurait lorsque Constantin Kirillovitch soutenait une opinion contraire.
Zénaïde Vassilievna avait vieilli et s’était empâtée, depuis trois ans. Elle avait un visage au menton gras, aux joues pleines. Ses cheveux gris étaient tirés sur ses tempes. Elle portait des lunettes bleues. Du seuil de la salle à manger, Constantin Kirillovitch la contemplait avec gentillesse.
— Vous ne m’attendiez pas si tôt ! s’écria-t-il en feignant la bonne humeur.
— Ma foi non, dit Zénaïde Vassilievna en relevant ses lunettes sur son front. Mais tu arrives bien. Je viens de recevoir une lettre de Michel et de Tania.
— Et qu’écrivent-ils, nos Moscovites ? demanda Arapoff en enfonçant une tartelette entière dans sa bouche.
Il le faisait par habitude, pour affirmer son appétit, montrer ses belles dents et scandaliser sa femme.
— Constantin ! Tu es impossible ! s’écria-t-elle, conformément à la tradition.
Nina sourit de cette petite scène qui se répétait quotidiennement depuis des années. Elle savait que ses parents ne donnaient beaucoup de mal pour l’amuser, pour lui prouver qu’ils étaient encore jeunes de caractère, et que, malgré le départ des enfants, la maison des Arapoff demeurait le refuge de la joie.
— Tu es incorrigible, papa, dit-elle à son tour en baisant la main du docteur.
Il lissa des doigts sa barbe blonde, qu’il faisait teindre depuis quelque temps, et s’assit devant un verre de thé.
— Eh bien, cette lettre ? dit-il.
— Ils invitent Nina à passer les fêtes de Pâques à Moscou, dit Zénaïde Vassilievna, et elle regarda son mari d’une manière significative.
Arapoff comprit facilement cette prière muette : le désir de distraire Nina, la tristesse de rester seule avec son mari pendant les fêtes, la crainte que leur dernière fille se mariât au loin, il y avait tout cela dans le regard inquiet de Zénaïde Vassilievna. Tout cela, et de la pitié, et de la honte pour elle-même.
Arapoff la rassura d’un clignement de paupières.
— Eh bien, dit-il, mais c’est très gentil de leur part… Justement… Heu… je voulais vous envoyer à Moscou toutes les deux…
— Comment ça, toutes les deux ? dit Zénaïde Vassilievna.
Arapoff ouvrit ses mains blanches et les croisa de nouveau sur son ventre. L’étonnement que suscitaient ses paroles lui paraissait flatteur.