— Je ne saurais guère lâcher mon service, reprit-il. Aussi ai-je pensé que toi et Nina pourriez rendre visite à Michel et…
— Sans toi ?
— Mais oui, sans moi.
Zénaïde Vassilievna se leva lourdement et s’approcha de son mari.
— Constantin, dit-elle, je ne te laisserai pas seul. Nina ira à Moscou. Et nous l’attendrons ici, toi et moi. Il faut bien que nous nous habituions à n’être plus que tous les deux. Un jour viendra…
Elle s’arrêta, murmura encore : « Un jour viendra », et porta un mouchoir à ses yeux. Aussitôt, Nina se précipita vers sa mère, la saisit dans ses bras et l’attira vers la bergère bouton d’or du salon.
— Je n’irai pas, maman… Je n’irai pas, balbutiait Nina.
Arapoff marchait de long en large dans la pièce et toussotait pour se donner une contenance.
— Mes enfants ! Mes enfants ! disait-il. Ces pleurnicheries sont inutiles et ridicules. Mon opinion est solide ! Un peu de calme que diable ! Je dis, mon opinion est solide ! Heu, j’exige…
Zénaïde Vassilievna et sa fille ne l’écoutaient pas. Enlacées, elles pleuraient, joue contre joue, et bredouillaient des paroles de tendresse.
— Ma petite maman, ma colombe, disait Nina. Je sais que tu ne peux pas vivre sans moi… Alors, pourquoi te quitterais-je ?… Votre affection, quelques livres, je n’en demande pas plus…
— Ma fillette, sanglotait Zénaïde Vassilievna, mon trésor ! Je n’accepterai pas ton sacrifice. C’est à nous d’être raisonnables…
Arapoff se planta au milieu du salon et tapa du pied.
— Est-ce que vous êtes folles, toutes les deux ? s’écria-t-il.
— Voilà, ton père, il ne sait que hurler, dit Zénaïde Vassilievna en se mouchant. Quel homme !
Arapoff arrangea sa cravate, tira sa montre et en fit claquer le couvercle. À la moindre difficulté, il avait recours à ces petits gestes nets et inutiles qui ravivaient en lui le sentiment de son importance.
— Bon, dit-il. Voici ma décision : Nina partira pour trois semaines. Tu l’accompagneras à Moscou et tu reviendras pour être auprès de moi pendant les fêtes. Ensuite, tu iras la chercher à la date que nous aurons fixée. Je ne veux pas que Nina voyage seule. C’est compris ?
Zénaïde Vassilievna souriait à travers ses larmes. Nina s’essuyait les paupières avec le coin de sa serviette.
— Les femmes, disait Arapoff, ça se noierait dans un verre d’eau ! Je me demande ce que vous feriez si vous étiez, comme nous, obligées de prendre parti quatre cents fois par jour. Oui, non ; oui, non ; oui, non ; voilà notre discipline.
Il cueillit une rose dans un vase, la serra légèrement entre ses doigts, la respira et la glissa dans sa boutonnière. Il était heureux d’avoir affirmé sa volonté en présence de sa femme et de sa fille. Comme elles se taisaient toujours, il déposa un baiser sur le front de Zénaïde Vassilievna.
— Eh bien, ma chère ! dit-il. Te voilà un peu plus calme. Ce voyage à Moscou me paraît une nécessité pour toi. Il faut que tu surveilles un peu nos enfants. Je ne parle pas pour Tania. Elle a un bon mari, une riche maison. Mais Lioubov…
— Cette folle, cette écervelée ! gémit Zénaïde Vassilievna. Avoir quitté son mari, avoir filé avec un acteur. Quelle honte !
— Ne recommence pas à te lamenter, Zina, dit Arapoff. Elle a des excuses. Kisiakoff est une crapule. Il ne méritait pas notre fille.
— Quel que soit le mari, dit Zénaïde Vassilievna, une femme n’a pas le droit de l’abandonner ainsi. Elle a prêté serment devant l’autel. Elle a juré devant Dieu…
De nouveau, elle se mit à pleurer. Arapoff se grattait la nuque.
— Je sais, je sais, grommelait-il. C’est un scandale. Un grand scandale. Lioubov est coupable.
— Je l’avais élevée avec tant de soins ! soupira Zénaïde Vassilievna. Elle n’avait eu sous les yeux que des exemples dignes. Et voilà !
— Maman chérie, dit Nina, ne pense plus à elle. C’est du passé. Il faut vivre…
— J’ai vieilli de dix ans à cause d’elle. Elle finira par me tuer, reprit Zénaïde Vassilievna. Et pas une lettre pour nous. Rien. Comme si nous n’existions pas. Où est-elle ? Ah ! ce Prychkine, le jour où il est venu chez nous, j’ai eu un pressentiment. Je l’ai dit à ton père. Tu te rappelles, Constantin ?
— Non, dit Arapoff, mais cela n’a pas d’importance. Michel t’aidera à la retrouver. Il doit connaître son adresse. Tu lui parleras. Tu essaieras de la détacher de ce saltimbanque. Qu’elle s’installe chez nous, si elle ne veut pas retourner chez son mari. Il y a de la place, chez nous !
— Et Nicolas ? dit Nina.
— Oui, celui-là aussi, il faudrait le voir, dit Arapoff. Il ne nous écrit plus guère.
— Qu’est-ce que c’est que ce Braniloff chez qui il travaille ? demanda Nina.
— Un avocat de quinzième zone, paraît-il. Mais un brave homme. Je lui ai envoyé une lettre, il y a quelques jours, pour avoir des renseignements sur Nicolas. J’attends la réponse.
— Je suis sûre, murmura Zénaïde Vassilievna, que Nicolas habite dans une petite chambre froide et qu’il se nourrit de harengs et de pommes de terre. Mais il ne veut rien dire par fierté.
— Nicolas, comme Lioubov, dit Arapoff, ferait mieux de se fixer. Il s’inscrirait au barreau d’Ekaterinodar. J’ai des relations… Je l’appuierais…
— Et, au moins, il mangerait à sa faim, dit Zénaïde Vassilievna.
Arapoff se leva, se rassit, tira sa montre.
— Oui, oui, dit-il. Il faudrait les raisonner, les ramener. Ekaterinodar n’est pas un trou, que diable ! Ils sont si jeunes encore, si vulnérables…
— Comment faire ? dit Zénaïde Vassilievna, et son regard suppliant ne quittait pas les yeux de son mari.
Arapoff réfléchit, avança les lèvres dans une moue autoritaire et s’appliqua une claque sur le genou gauche.
— Pour plus de sûreté, dit-il, il faudrait que je parte avec vous !
— Constantin !
— Papa !
Zénaïde Vassilievna et Nina se jetèrent au cou du docteur. Il se débattait en riant :
— Laissez-moi… Ça m’apprendra à parler trop tôt… Rien n’est décidé… Je vais demander un petit congé… On peut me le refuser…
— Non ! Non ! Non ! criait Nina, Papa part avec nous ! Papa part avec nous !
Elle sautait à cloche-pied autour d’Arapoff.
— Papa part avec nous !
Après le dîner, Arapoff alla au théâtre applaudir une chanteuse française. Puis, il passa au Cercle, où il joua sagement quelques parties de whist. Mais, tandis qu’il jouait, le souvenir de ses malades le détournait insensiblement des cartes, de la fumée et des figures qui encadraient le tapis vert. À minuit, il se leva, distribua des poignées de main négligentes et sortit dans la rue. Il marcha à pied jusqu’à la grille de l’hôpital. La calèche le suivait à distance. L’air nocturne lavait et rafraîchissait son visage. Comme il pénétrait dans le vestibule dallé, l’infirmier de garde vint à sa rencontre. Il y avait du nouveau. Le n° 76, ce jeune homme qui crachait du sang, était mort à dix heures du soir. Arapoff frémit : « Deviendrais-je sensible ? Mieux vaudrait rendre mon tablier. »
La névralgie se réveillait dans sa joue gauche. Il regarda le long couloir éclairé d’une lumière bleue très douce. Les crachoirs brillaient, alignés à la queue leu leu devant les portes numérotées. Derrière ces portes, Arapoff évoquait avec tristesse la douleur des chairs et des âmes à l’abandon. À quoi bon ces tortures, ces désordres, ces désespoirs ? Que signifiait cet holocauste offert à un Dieu de silence ? Que rachetait-on, que payait-on avec ces corps déchirés ? Des fautes ? Lesquelles ? Combien de criminels mouraient dans un sourire, et combien d’innocents crachaient leur vie, avec effort, pendant des mois ? Où était la justice ? Il n’y avait pas de justice. Dieu se moquait de la justice. Ou, plutôt, sa justice dépassait la nôtre. Le monde était mal fait. Dieu était loin de nous. Il nous avait donné le désir de comprendre, et s’était dérobé à toutes nos questions. Pourquoi ? Pourquoi ? Nous ne savons rien. Nous ne pouvons rien. C’est trop bête de vivre pour rien, de vivre sans maître. Les chiens même ont un maître.