Traversant le bois des portes closes, un gémissement enfantin retentit au bout du couloir.
— C’est le 17. Vous lui ferez une piqûre de morphine, dit Arapoff. Il n’en a plus que pour trois jours, le pauvre.
Les uns meurent, les autres naissent. Quelle usine étrange que cet hôpital de province ! Ici on fabrique, on rafistole et on détruit la vie. Car tout le monde tient à la vie. Même ceux qui peuvent à peine dresser la tête hors de leurs oreillers. Même les tordus, les amputés, les troués, les puants, les vieillards aux entrailles pourries.
Une fille de garde glissait d’une chambre à l’autre sur des savates feutrées. « Nina... Il faut marier Nina… Il faut ramener Nicolas et Lioubov au bercail… Il faut… Le 17 va mourir dans trois jours. Et Akim… Il y a bien longtemps qu’il n’a pas écrit, Akim… »
— Désirez-vous voir le cahier de garde ? demanda l’infirmier.
— Non, dit Arapoff.
Il fronça les sourcils, secoua la tête et sortit de l’hôpital en marchant à grands pas. La voix de ce jeune homme pâle, à la bouche saignante, résonnait encore dans ses oreilles : « Ça ne sera rien, n’est-ce pas, Excellence ? »
La calèche l’attendait devant le perron. Le cocher se pencha, ouvrit la portière.
— À la maison, dit Arapoff.
Quinze jours plus tard, Arapoff, Zénaïde Vassilievna, Nina et les domestiques s’installaient dans le salon pour la prière du départ. Les maîtres étaient en vêtements de voyage. Les serviteurs portaient leurs habits de travail. Le cocher, qui avait arrimé les bagages sur la calèche, pénétra le dernier dans la pièce.
— Asseyons-nous, dit Constantin Kirillovitch.
Tout le monde s’assit. Les têtes se baissèrent pour une courte action de grâces. La servante, Akoulina, qui était en place depuis quarante ans et qui avait vu naître tous les enfants de la maison, pleurnichait à petits coups dans son tablier. Le cocher, barbu et frappé de petite vérole, reniflait avec sentiment. Une gamine à tresses rousses, la fille de la femme de charge, regardait sournoisement, à droite, à gauche, et se mordait les lèvres pour ne pas rire.
Le silence se prolongea quelques secondes. Puis Arapoff se leva et se signa rapidement, en se tournant vers l’icône. Les assistants l’imitèrent dans un grand bruit de chaises repoussées.
— À la grâce de Dieu, dit Arapoff.
— À la grâce de Dieu, répondirent les serviteurs.
— Le train part dans une demi-heure. Nous allons être en retard, maman, dit Nina.
Zénaïde Vassilievna, emmitouflée dans un cache-poussière, donnait ses dernières recommandations aux domestiques :
— Voici les clefs de la réserve… Tu surveilleras les confitures… Tu passeras chez le pâtissier…
— Ne dirait-on pas qu’on s’embarque pour des années ? Dans cinq ou six jours nous serons rentrés, dit Arapoff. En route !
Il sortit le premier, suivi de Zénaïde Vassilievna et de sa fille. Les serviteurs fermaient le cortège. Le fils du dvornik, un gamin de douze ans, apporta un bouquet de primevères à sa jeune maîtresse. Le gamin était tout rouge. Il soufflait.
— Tu soigneras bien les bêtes, Timofeï, en mon absence, lui dit Nina.
Le cocher grimpa sur son siège.
— À la grâce de Dieu, crièrent encore ceux qui restaient.
La calèche s’ébranla doucement. Le fils du dvornik courut à quelques pas de la voiture en secouant sa casquette. Mais les chevaux prirent de la vitesse, le dépassèrent et disparurent au tournant de la rue.
— Au revoir ! cria le gamin.
Il s’arrêta, soupira et revint à la maison en traînant les pieds.
CHAPITRE X
Dès son arrivée à Moscou, Constantin Kirillovitch essaya de retrouver les traces de Nicolas et de Lioubov. Mais, aux dernières nouvelles, Lioubov habitait Saint-Pétersbourg et s’apprêtait à quitter la ville, avec Prychkine, pour suivre une tournée où elle jouerait des « rôles d’expression ». (« J’appelle ça des rôles muets, disait Arapoff ; quelle idiote ! ») Quant à Nicolas, Braniloff ne l’avait pas vu depuis quinze jours et ignorait son adresse actuelle. Constantin Kirillovitch dut se contenter de laisser une lettre à l’intention de son fils chez le vieil avocat. Il était très affecté par ce contretemps, et la gentillesse active de Tania et de Michel ne suffisait pas à le distraire. C’était en vain que sa fille et son gendre le traînaient au théâtre, au concert et dans les magasins. Partout, il conservait un air attentif et chagrin.
Zénaïde Vassilievna, en revanche, après avoir copieusement pleuré l’absence de Nicolas et de Lioubov, avait fini par oublier un peu ses déconvenues dans le tourbillon où l’attirait Tania. Cette existence de luxe et d’agitation l’émerveillait et l’épuisait, si bien qu’elle n’avait plus le goût de réfléchir à sa peine. Elle admirait pêle-mêle la maison, les meubles, les domestiques, les tableaux, les robes, les amis de Tania. Tania la comblait de cadeaux et de prévenances. Michel lui rapportait des pièces de tissu du magasin. Volodia, qui venait fréquemment en visite, lui racontait des anecdotes qui la faisaient rire jusqu’aux larmes. Un jour, cependant, après avoir débité quelques plaisanteries, il lui demanda des nouvelles d’Olga Lvovna. Elle n’osa pas lui avouer que Mme Bourine vivait à Mikhaïlo avec Kisiakoff. Elle murmura : « Nous nous sommes un peu perdues de vue. Je crois qu’elle va bien. » Volodia devint songeur et changea de conversation.
Lorsque Zénaïde Vassilievna raconta cet incident à Tania, la jeune femme lui dit :
— Sa mère ne lui a rien écrit à ce sujet. Mais il se doute de quelque chose. Michel l’a préparé au choc.
— Ah ! dit Zénaïde Vassilievna, il devrait bien se marier, avoir des enfants.
Puis elle regarda sa fille droit dans les yeux et ajouta :
— Toi aussi, tu devrais bien avoir des enfants.
Tania éclata de rire :
— Mais j’en aurai. Seulement, je veux m’amuser d’abord !
Cette réplique inattendue déconcerta Zénaïde Vassilievna.
— Tu attendras tant que je mourrai avant d’avoir vu mon petit-fils ou ma petite-fille, dit-elle.
Et elle se mit à pleurer.
Le cinquième jour de son arrivée à Moscou, Constantin Kirillovitch, à bout de patience, retourna voir Braniloff. Il trouva l’avocat assis, en robe de chambre puce, dans son bureau. Le bonhomme découpait des images dans un livre d’apiculture et les collait sur des feuilles de papier glacé.
— N’avez-vous pas de nouvelles de mon fils ? demanda Arapoff en s’installant dans le fauteuil de cuir déchiqueté que lui désignait Braniloff.
— Si fait, si fait, dit Braniloff. Il est venu ce matin. Il a lu votre lettre. Il passera vous rendre visite demain après-midi, vers cinq heures.
Arapoff poussa un soupir de soulagement. Son cœur se mit à battre très fort. Timidement, il questionna :
— Et son adresse, vous l’a-t-il enfin donnée ?