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— Non, dit Braniloff en trempant son pinceau dans la colle.

— Comment cela non ?

— Il ne me donne jamais son adresse, dit l’avocat. Il est très prudent…

— Mais c’est insensé ! s’écria Arapoff. Comment pouvez-vous tolérer que votre secrétaire s’absente des semaines entières sans laisser d’adresse ? À quoi travaille-t-il donc ? Pour quoi le payez-vous ?

— Oh ! dit Braniloff, chez moi il ne travaille guère. D’ailleurs, je suis, en quelque sorte, retiré du circuit. Je m’occupe surtout de botanique, de questions agraires. Nicolas vient quand il veut. Il recopie et corrige mes articles. Quant au traitement, nous l’avons supprimé d’un commun accord. Il a son couvert à ma table. Il sait qu’il peut toujours se restaurer chez moi…

— Et c’est tout ? demanda Arapoff, éberlué.

— Mais oui, c’est tout.

Arapoff se dressa péniblement sur ses jambes et fit quelques pas dans la pièce pour se donner le temps de la réflexion. Les révélations de Braniloff répondaient si exactement à son inquiétude qu’il se croyait le jouet d’un rêve. Une tristesse lourde le submergeait. Découragé, fatigué, il dit, comme se parlant à lui-même :

— À quoi, diable, peut-il donc employer ses journées ?

— Vous ne le savez pas ? demanda Braniloff. Que c’est étrange !

— Et vous le savez !

— Parbleu ! Il travaille pour la « cause ». Moi aussi, quand j’avais vingt ans, je travaillais pour la « cause ». Ce n’était pas tout à fait la même. Nous étions des poètes. Ils sont des techniciens. Il faut bien que jeunesse se passe.

— En quoi consiste ce travail ? dit Arapoff d’une voix blanche.

— Là, vous m’en demandez trop… Des meetings, des tracts… Rien de bien grave, en somme… À l’heure qu’il est, les sept dixièmes de nos intellectuels sont socialistes… Après tout, ils ont peut-être raison. Le régime a vieilli. Il faut replâtrer la baraque. Moi, n’est-ce pas ? Je suis en dehors du circuit…

Arapoff haussa les épaules. Il ne concevait pas qu’on pût parler avec cette négligence du danger qu’une poignée de voyous faisait courir à l’ordre impérial. Ce vieux fou bredouillant, vêtu de sa robe de chambre puce, lui semblait tout à coup odieux et redoutable. Il dit brièvement :

— Quelle que soit votre opinion sur les agissements de mon fils, ce n’est pas avec le traitement que vous ne lui payez plus qu’il peut subsister à Moscou. Comment gagne-t-il de quoi vivre ?

Braniloff eut un gros sourire saliveux et cligna de l’œil :

— Ces jeunes gens sont fortement liés par leurs idées. Ils s’aident mutuellement. La caisse du parti les soutient…

— Mon fils serait inscrit au parti ?

— Je n’en sais rien. Je dis « parti », comme je dirais « cercle », ou « confrérie », ou n’importe quoi de semblable. Bref, il se tire d’embarras. N’est-ce pas l’essentiel ?

— Non, dit Arapoff.

Il ramassa son chapeau qu’il avait posé sur la table et tendit la main à Braniloff. Sur le seuil de la porte, il se retourna et demanda encore :

— Puis-je vous prier, à l’avenir, de veiller un peu mieux sur mon fils ? Je voudrais avoir confiance en vous. Je voudrais…

Il s’interrompit, regarda Braniloff penché sur ses images, une paire de ciseaux à la main.

— Mais oui, mais oui, répétait l’avocat. À votre service… Bien sûr… Que ne ferais-je ?…

Arapoff quitta la pièce, la poitrine oppressée, les yeux voilés de larmes. Dans le couloir, il se heurta à une femme opulente qui lui saisit la main.

— J’ai écouté à la porte, dit-elle. Je suis Nadéjda Alexandrovna Braniloff, la femme de Braniloff. Il est un peu fou. Mais c’est un si brave homme ! Comptez sur moi. Je m’occuperai de Nicolas, je le soignerai…

Elle s’arrêta, poussa un soupir :

— Si seulement il me laissait faire ! Il est tellement sauvage ! Voulez-vous une tasse de thé ?

Une envie de pleurer, stupide, irritante, piquait la gorge et les paupières d’Arapoff. Il eut peur de ne pas pouvoir se retenir, secoua la tête et sortit sans ajouter un mot.

Ayant embrassé ses parents, Nicolas s’assit dans le fauteuil que lui avançait Michel. Nina et Tania se tenaient un peu à l’écart, près de la fenêtre. Un crépuscule, bleu et fade, commençait à noyer le salon. Dans cette pénombre, le visage de Nicolas paraissait encore plus exsangue. Un silence gênant s’appesantit sur le groupe. Zénaïde Vassilievna, immobile, muette, étudiait son fils avec avidité. Elle notait au vol les souliers mal cirés, la chemise usée et le veston marqué de taches. Et elle souffrait de cette misère discrète. Pourtant, quel que fût son désir de plaindre et d’interroger le jeune homme, elle n’osait ouvrir la bouche. Ce fut Constantin Kirillovitch qui prit la parole. Tout à coup, il dit d’une voix basse, presque chevrotante, que Zénaïde Vassilievna entendait pour la première fois :

— Enfin, te voilà retrouvé. Tu te caches bien, mon garçon. Et tu ne donnes pas souvent de tes nouvelles.

— J’étais très occupé, dit Nicolas, et il détourna les yeux.

— Comment, très occupé ? s’écria Zénaïde Vassilievna. Ton père a vu Braniloff…

— Tais-toi, Zina, dit Constantin Kirillovitch. J’ai vu, en effet, Braniloff. Et il m’a mis au courant de ton travail chez lui. Tu n’as strictement rien à y faire. Il ne te paie pas. Et, d’ailleurs, tes heures de présence au bureau sont plus que fantaisistes. Par-dessus le marché, tu refuses de donner ton adresse. Que devons-nous penser de tout cela ?

— Ce qu’il vous plaira, dit Nicolas. Puisque vous savez tout, la discussion sera brève.

Il avait parlé sur un ton morne, indifférent.

— Pour l’amour du Ciel, mon enfant, dit Zénaïde Vassilievna, ne t’enferme pas dans ton orgueil. Nous sommes tes parents, nous voulons te guider, t’aider. Peut-être es-tu entraîné par une femme ?…

Elle s’arrêta et ajouta vivement :

— Veux-tu nous laisser seuls, Nina ?

Nina sortit sur la pointe des pieds.

— De quelle femme s’agit-il ? reprit Zénaïde Vassilievna.

— Écoute, Zina, dit Constantin Kirillovitch avec humeur, laisse tes histoires de femme. Nicolas est embarqué dans une affaire plus grave que tu ne l’imagines.

— Je te promets de ne plus t’interrompre, Constantin, dit Zénaïde Vassilievna en se tamponnant les paupières.

Arapoff s’approcha de son fils et posa les deux mains sur ses épaules. Il le regardait dans les yeux avec fixité. Il dit enfin :

— Nicolas, ta conduite me déplaît et m’inquiète. Quelles que soient tes idées politiques, tu n’as pas le droit de salir notre nom en t’efforçant de servir une bande d’illuminés. Je te demande de renoncer, une fois pour toutes, à cette activité aussi louche que nuisible, et de revenir avec nous à Ekaterinodar.

Comme Nicolas ne répondait rien, il poursuivit :

— Ne crois pas que je te tienne rigueur de ton silence et de ta passion. Je t’aime assez pour te pardonner le mal que tu nous as fait, à ta mère et à moi. Seulement, il faut que tu t’arrêtes.

— Je ne veux pas quitter Moscou, dit Nicolas d’une voix sèche.

Son visage n’avait pas changé d’expression. On eût dit qu’une volonté terrible insensibilisait toutes les fibres de sa chair. Il était là, debout, impassible, comme un mannequin. Seule sa respiration sifflante, irrégulière, témoignait de son désarroi.

— Tu refuses ? demanda Constantin Kirillovitch faiblement.

— Allons, Nicolas, s’écria Michel, vous n’aurez pas la cruauté de repousser la prière de vos parents. Vous leur avez causé trop de peine !