Tania avait tourné son visage contre la vitre. Zénaïde Vassilievna vint la rejoindre, la caressa, l’attira sur son épaule.
— Tu refuses ? répéta Constantin Kirillovitch, et sa mâchoire inférieure se mit à trembler.
Nicolas inclina la tête.
— Mais… mais tu as donc une pierre à la place du cœur ? hurla Arapoff. Mais tu ne nous reconnais donc plus ? On t’a hypnotisé, séduit, abêti pour la vie ? Réponds !
— Je vous ai déjà dit que je désirais rester à Moscou.
— Pour comploter avec ces canailles ! glapit le docteur. Pour rédiger des tracts d’injures contre le tsar, l’Église, la Patrie ! Pour louer les assassins, les fabricants de bombes et de faux billets !
— Je te prie, papa, de mesurer ton vocabulaire lorsque tu parles de mes amis. Si tu ne respectes pas leurs idées, respecte au moins leur courage et leur bonne foi, dit Nicolas avec froideur.
— Leur bonne foi ? Mais, s’ils étaient de bonne foi, ils travailleraient au lieu de vivre d’expédients ignobles ! Ah ! Nicolas, de quelle famille te crois-tu donc issu ? Laisse cette tâche aux voyous, aux envieux, aux professionnels du meurtre et du vol à la tire. Mais toi, toi, tu es mon fils, mon enfant, tu portes mon nom, je t’aime…
Il bredouillait, la voix coupée par des sanglots horribles. Nicolas était devenu livide. Un regard de pitié passa dans ses prunelles vitreuses. Des gouttes de sueur perlaient à son front. Il gémit :
— Je t’en supplie, papa… N’insiste pas… Tu me rendrais fou pour rien… Je… Je ne peux pas te dire autre chose… Alors, il ne faut plus me faire mal… Va-t’en… Allez-vous-en, tous… Je vous aime aussi… Fort, fort, comme jamais… seulement, partez… Au nom du Ciel…
Il ne pouvait plus tenir. Il allait tomber comme une masse aux pieds de ces deux vieillards. Ils étaient si bons ! Et si malheureux ! Derrière eux, il y avait tout son passé, avec des visages d’enfants, des rires, des tilleuls frissonnants, et la table ronde servie de thé, de pastèques et de confitures. Derrière eux, il y avait la propreté, l’aisance, la joie de vivre et le calme de Dieu. La tentation était si forte que Nicolas voulut appeler à l’aide. Mais qui ? Zagouliaïeff, Grunbaum, les camarades aux mains sales, aux ventres creux, aux yeux ardents ? Tandis qu’il se débattait ainsi contre l’emprise des souvenirs, il vit son père s’affaler dans un fauteuil, déboutonner son col, comme s’il étouffait. Michel marchait de long en large dans la pièce :
— Nicolas, reprenez-vous… Réfléchissez…
— Partez… Allez-vous-en, geignait Nicolas.
— Tania, un verre d’eau, je t’en prie, dit Constantin Kirillovitch. Ce ne sera rien…
Nicolas ferma les paupières. Son cœur cognait si violemment qu’il entendait à peine les bruits de la pièce. Un poids affreux écrasait sa poitrine. Sa salive avait un goût de sang. Tout à coup, à travers le bourdonnement de ses oreilles, il devina la voix douce de sa mère qui l’interpellait :
— Nicolas, mon chéri, viens près de moi, viens donc…
Avait-elle vraiment dit cela, ou ces paroles remontaient-elles en lui du fond de son enfance ? Nicolas ouvrit la bouche, aspira l’air tiède, vaguement parfumé d’encaustique. Un frisson parcourut sa peau. Ses muscles se dénouaient. Toute sa chair devenait tendre. Les larmes ruisselaient sur ses joues. Ah ! oublier tout, trahir les camarades, partir… Zénaïde Vassilievna était près de lui. Il percevait la chaleur de ses vêtements. Son être entier était pris dans un rayonnement agréable. Il balbutia :
— Maman.
C’était parce qu’il avait faim, sans doute, que ses jambes tremblaient ainsi que sa voix mourait sur ses lèvres.
— Nicolas, mon fils !
D’une manière absolument imprévisible, Nicolas poussa un sanglot sourd et se laissa tomber devant Zénaïde Vassilievna. Le visage inondé de larmes, il baisait les vieilles mains fripées, l’étoffe trop neuve de la robe. Il s’emplissait la tête de ce parfum d’eau de Cologne et de savon. Il mâchait à pleines lèvres l’air nourricier de son enfance. Les secondes passaient, et il ne bougeait plus.
— Mon petit, mon petit qui a du chagrin, murmurait Zénaïde Vassilievna.
La voix de son père le fit tressaillir. Il disait :
— Enfin ! Enfin ! Ah ! comme je suis heureux !
Nicolas aussi était heureux. Fini les tracts, les comités, les parlotes, la peur des mouchards et les chambres froides. Fini, Zagouliaïeff. Fini, Moscou. Il s’écouta murmurer :
— Pardonnez-moi tous les deux…
— Alors, tu viens avec nous ? demanda Arapoff.
Nicolas releva le front. Le salon était plongé dans l’ombre. Un losange de tapisserie recueillait la dernière lumière du jour. Dans la pièce voisine, on entendait le pas d’un laquais, un tintement léger de vaisselle.
Nicolas passa une main sur sa face moite. Il croyait n’éveiller d’un rêve. Il regarda son père, sa mère :
— Oui, dit-il. Je vous suivrai… Mais plus tard… Beaucoup plus tard… Quand tout sera fini… Quand on n’aura plus besoin de moi…
Il se mit debout, péniblement, sourit, s’approcha de la porte.
— Il faut m’excuser, dit-il encore.
Puis, il cria : « Adieu », poussa le battant et se précipita dans le corridor.
Lorsque le docteur arriva dans l’antichambre, Nicolas avait déjà quitté la maison.
Le soir même, le docteur et sa femme examinèrent avec Michel les moyens d’apprivoiser et de guider leur fils. Après tout, Nicolas était un faible. Il ne s’en était pas fallu de beaucoup qu’il cédât aux instances de son père. Tous les espoirs étaient donc permis à condition de manœuvrer avec adresse. Pour calmer Constantin Kirillovitch, Michel lui promit de retrouver Nicolas et de le convoquer à son bureau. Là, il lui offrirait de prendre en main certains procès des établissements Danoff. Bien entendu, il rétribuerait largement Nicolas pour ses services et tenterait de l’attirer peu à peu à la maison. Un travail intéressant, une affection attentive, auraient vite raison de la réserve où se complaisait le jeune homme. Conseillé, encadré, réchauffé, il se détacherait lentement de ses amis socialistes et reviendrait à une vie normale, sans qu’il fût besoin, pour cela, de l’expédier à Ekaterinodar.
Les paroles apaisantes de Michel finirent par convaincre ses beaux-parents… Certes, ils auraient aimé demeurer à Moscou jusqu’à ce que Nicolas eût accepté la proposition de Michel. Mais Constantin Kirillovitch ne pouvait guère s’absenter plus longtemps, et Zénaïde Vassilievna ne voulait pas le laisser rentrer seul à Ekaterinodar. Quant à Nina, elle exprima bien le vœu d’accompagner son père qui avait tant de chagrin, mais Tania la supplia de rester auprès d’elle, comme convenu, jusqu’à la fin des vacances de Pâques. Partagée entre sa piété filiale et le désir de passer quelques jours supplémentaires avec sa sœur, Nina se résigna donc à voir partir ses parents, côte à côte, un peu plus courbés, un peu plus vieillis encore qu’à leur arrivée.
CHAPITRE XI
Ayant résolu d’éblouir Nina par le nombre et la variété de ses distractions, Tania ne lui faisait grâce d’aucune sortie. Elle lui imposa son coiffeur, lui acheta des chapeaux, lui choisit un parfum et la présenta successivement à tous ses amis. Dans le fond de son cœur, elle eût aimé que Nina parût la jalouser un peu. Mais Nina ignorait l’envie. Les toilettes, les bijoux, les bibelots de Tania éveillaient son admiration, mais non sa convoitise. On eût dit, vraiment, qu’elle ne souhaitait pas ressembler à sa sœur. Souvent, lorsque Tania lui prêtait une robe pour le soir, elle murmurait en caressant du bout des doigts l’étoffe riche et lourde :