— Comme c’est joli ! C’est trop joli pour moi !
Cette humilité exaspérait Tania plus que ne l’avait fait la coquetterie fielleuse de Lioubov.
— Comment veux-tu plaire, si tu joues la souillon ? Il faut briller. Par tous les moyens. Tu es mignonne, pourtant ! Viens que je t’arrange !
À Michel, Tania expliquait que sa sœur cadette n’était pas tout à fait normale :
— Rien d’essentiel ne l’intéresse : les jeunes gens, les toilettes, la danse… On dirait qu’elle n’est pas vivante, ou qu’elle a soixante-dix ans, ou qu’elle est obsédée par une idée fixe. C’est une sorte de maladie, n’est-ce pas, l’idée fixe ? Il faudrait lui trouver quelqu’un.
— Tu voulais déjà trouver quelqu’un à Volodia. À présent, c’est ta sœur que tu songes à marier. Ouvre une agence ! disait Michel.
— Eh bien, oui ! C’est plus fort que moi. Quand je vois un être malheureux, solitaire, il faut que je lui vienne en aide.
Pour mener à bien son programme, Tania organisa un dîner chez Yar et invita deux jeunes gens à l’intention de Nina. Les deux jeunes gens firent la cour à Tania d’un bout à l’autre de la soirée, et ce fut Michel qui dut s’occuper de la jeune fille. Tania fut fâchée d’avoir accaparé l’attention de ces prétendants et accusa Nina de décourager les hommes par sa retenue.
— Tu n’arriveras à rien de cette façon-là, disait Tania.
— Mais je ne veux arriver à rien, chérie, disait Nina.
« Ne vouloir arriver à rien » était une expression qui déconcertait Tania. Tania avait toujours envie de quelque chose : une bague, un gâteau, un spectacle, un paysage. Son appétit d’impressions nouvelles était démesuré, dévorant. Elle brûlait sur place de mille curiosités contraires.
— J’ai du sang dans les veines, moi ! s’écriait-elle. Et toi, Nina, on dirait que ton cœur ne brasse que du petit lait.
Nina baissait la tête et ne répondait rien. Elle admirait sa sœur pour sa vivacité et pour sa bonne humeur. Mais elle se sentait incapable de l’imiter. Ses joies, à elle, étaient intérieures et humbles. La lumière et le bruit lui causaient une espèce d’appréhension. Les conversations mondaines lui paraissaient à la fois futiles et incompréhensibles. Les hommes l’ennuyaient. Elle les jugeait fats, sonores et inutiles. Ils faisaient de grosses plaisanteries, parlaient politique, fumaient, buvaient et vous regardaient dans les yeux d’une manière impudente. Ils ne pensaient qu’à leurs cravates et à leurs succès féminins. On ne pouvait rien leur dire qu’ils n’interprétassent en leur faveur. Pourquoi les femmes recherchaient-elles aussi bassement leur suffrage ? Était-il vrai que certaines jeunes filles devenaient folles parce qu’elles n’avaient pas connu à temps l’étreinte qui les eût révélées à elles-mêmes ? Elle était anormale sans doute, puisqu’elle n’éprouvait aucune attirance envers les messieurs. Ce n’était pas désagréable d’être anormale et de trouver son bonheur dans la compagnie des parents et dans les soins quotidiens du ménage. Vraiment, elle ne voyait pas en quoi elle était à plaindre !
— Laisse-moi telle que je suis, Tania, disait-elle en souriant. Je t’assure que je ne souhaite pas changer.
— Et pourtant, il le faut, ma petite, disait Tania. Tu ne peux pas désirer le mariage, parce que tu n’as pas encore aimé ! Mais, quand tu auras aimé ! Ah !
Elle renversait la tête et allongeait la main dans un geste de prêtresse :
— Quand tu auras aimé, tu ne sauras plus t’arrêter, ma chère. Je te trouverai quelqu’un. Dommage que Volodia soit entiché de cette Varlamoff. C’est un garçon comme lui qu’il t’aurait fallu. Je vais y réfléchir.
— Ne te presse pas.
— Non, non. Je ferai bien les choses. C’est demain dimanche. Je te prêterai une robe. Et nous sortirons nous promener en calèche, avec Michel.
Le soir même, Michel revint à la maison dans un état d’agitation extrême.
— Ils ont assassiné Sipiaguine, dit-il.
— Qui ? demanda Nina.
— Sipiaguine, le ministre de l’Intérieur.
— Et qu’avait-il fait, ce Sipiaguine ? demanda Tania en se recoiffant devant sa psyché.
— Il avait essayé de gouverner. Oh ! ce n’était pas un aigle. Mais chaque attentat nous rapproche d’une révolution. La police perquisitionne à droite, à gauche. Les étudiants se soulèvent. Les gendarmes stationnent dans la rue Mokhovaïa. À Pétersbourg, les cosaques ont dispersé à coups de sabre une manifestation sur la perspective Nevsky. Voilà, voilà les nouvelles. Hier Bogoliepoff, aujourd’hui Sipiaguine…
— C’est affreux, dit Tania. Mais tout grand pays a ses crises de nerfs.
Michel s’assit dans un fauteuil et secoua la tête.
— Espérons qu’il ne s’agit que d’une crise de nerfs, dit-il.
Son visage exprimait une colère, un dégoût sauvages. Nina le regardait avec inquiétude et pensait à Nicolas et à ses amis socialistes. « Sipiaguine assassiné… La police perquisitionne… » Se pouvait-il que Nicolas fût lié avec cette bande de meurtriers anonymes ? N’allait-on pas l’arrêter, l’enfermer en prison ? Une crainte atroce lui serrait le cœur. Elle demanda :
— Ces gens, ces assassins, ce sont des révolutionnaires, des socialistes, n’est-ce pas ?
— Bien sûr !
— Des amis de Nicolas ?
Michel hésita une seconde et dit :
— Non… Nicolas n’a rien à voir dans l’affaire… Enfin… Il ne faut pas confondre…
Nina se sentit soulagée.
— Les canailles ! Si on me laissait faire ! grommelait Michel.
— Tu n’es pas à Armavir, Michel, dit Tania.
— Je le regrette parfois.
Il se dressa et colla son front à la vitre.
— Il fait sombre déjà, dit-il. Les gens courent comme des fourmis. Et ils ne savent pas, ils ne savent pas…
À ce moment, le valet de chambre annonça M. Bourine, et Volodia pénétra dans la pièce en coup de vent. Il paraissait bouleversé, les cheveux défaits, les yeux hors de la tête.
— Tu sais les nouvelles ? s’écria-t-il.
— Sipiaguine assassiné ? dit Michel.
Volodia claqua des doigts en signe d’impatience.
— Non, dit-il.
Et, s’approchant de Michel, il lui souffla à l’oreille :
— La Varlamoff m’a écrit pour me remercier de lui avoir envoyé des roses !
Chaque dimanche matin, après la messe, Michel et Tania se rendaient en calèche à la promenade du parc Pétrovsky.
Cette promenade était le lieu de rencontre de tous les équipages élégants de la ville. Il s’y faisait une concurrence effrénée de harnais d’argent, de chevaux de prix et de cochers barbus. Les attelages étaient l’expression de la fortune et du goût de leurs propriétaires. La moindre faute de présentation était aussitôt innovation heureuse, chaque toilette inédite y recevait sa consécration. Tania raffolait de ces parades orgueilleuses. Et elle se promettait une joie double à l’idée de l’étonnement et de l’admiration de Nina devant le défilé des voitures.
Dès la veille au soir, l’ordre fut donné au palefrenier de préparer l’équipage. Il fallait trois heures de travail pour astiquer les harnais, peigner et nouer les crinières et les queues des chevaux, nettoyer leurs sabots et les passer au cirage. La calèche attelée, on hissait le cocher sur son siège. Ses jambes étaient prises dans une vaste couverture de laine, tendue au point de lui interdire tout mouvement. Sa houppelande matelassée étaient tirée, épinglée, de façon qu’aucun pli ne dérangeât l’étoffe. Immobile, rembourré et ficelé comme un mannequin, il attendait l’arrivée des maîtres.