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Les chevaux piaffaient, énervés par l’approche du départ. C’étaient deux trotteurs Orloff, de robe alezane, longs et musclés, aux têtes minces. L’un d’eux, Boyard, était depuis un an au service de Michel. L’autre, Sokol, avait été acheté quinze jours auparavant. Le cocher le disait malveillant et peureux.

En descendant du perron, Michel inspecta rapidement la voiture, les harnais, la tenue des chevaux. L’ensemble était impeccable. Tania et Nina s’installèrent sur la banquette du fond. Michel s’assit en face d’elles, le dos tourné au cocher. Tania avait revêtu pour la circonstance une jaquette couleur champagne à brandebourgs mordorés, très serrée à la taille. Ses cheveux étaient coiffés d’un chapeau pétillant de plumes et de paille blonde. Nina portait une toilette rose et gris, un peu triste, mais distinguée. Il faisait doux. Dans le ciel, d’un bleu-vert très pâle se dénouaient de lents nuages de lait. La fonte des neiges avait laissé une boue brune sur la chaussée. Les toits étaient luisants de la dernière pluie. Aux fenêtres des maisons voisines, quelques figures curieuses se penchaient pour admirer le riche équipage des Danoff. Le cocher, fier de sa calèche, de ses chevaux et de ses maîtres, bombait le torse, étendait les bras.

— On y va, barine ?

— En route.

La voiture démarra doucement, prit de la vitesse en s’engageant dans le boulevard Tverskoï, tourna dans la rue Tverskaïa et fila sur la route de Saint-Pétersbourg.

— Il faut avoir vu la promenade du parc Pétrovsky, disait Tania. On y rencontre les gens les plus élégants, les plus influents, les plus riches de Moscou. C’est le rendez-vous de toutes les jalousies. C’est le terrain de jeu de toutes les ambitions…

Nina écoutait distraitement sa sœur et regardait couler, de droite et de gauche, le courant régulier des façades et des visages. Michel, lui, ne s’intéressait qu’aux chevaux. La tête inclinée, les traits tendus, il surveillait le martèlement des sabots sur la chaussée.

— Ils marchent bien, dit-il. Ce sera une des plus belles paires de Moscou, si Onoufri sait les tenir. Plus vite, Onoufri.

Onoufri claqua de la langue, et l’équipage dépassa en trombe un landau plein de vieilles dames vêtues de mauve. Tania les salua d’un sourire et chuchota en se penchant vers Nina :

— La comtesse Bourtzeff et ses trois sœurs…

Quelle que fût l’indifférence de Nina pour les élégances du parc Pétrovsky, elle ne put retenir un cri de surprise au spectacle de la grande allée, bordée d’arbres noirs, où se déversait le flot miroitant des attelages. Une marée de calèches, de coupés, de cabriolets, de tilburys, de landaus et de victorias roulait vers le restaurant Mauritanie. L’équipage de Michel s’inséra dans cette masse écailleuse et mouvante. Autour de Nina, des panneaux armoriés scintillaient au soleil, des glaces limpides éclaboussaient les visages d’un reflet blanc, des essieux brillaient, des roues tournaient, rouges et noires, infatigablement. À chaque arrêt de la circulation, les chevaux secouaient leur écume et faisaient tinter leurs harnais d’argent. Des têtes se penchaient hors des voitures. Quelques femmes, très jolies, au teint animé par la course, souriaient sous des échafaudages de plumes vaporeuses et de fleurs. Des messieurs aux cols de neige ôtaient leur chapeau pour un court salut. D’une file à l’autre, se répondaient des voix amicales :

— Chère amie ! Votre nouveau trotteur est une merveille ! Qui vous l’a vendu ?

— Et ce chapeau ?…

— Serez-vous chez les Stassoff, ce soir ?

— Ma tante est malade !

— Ah ! On m’avait dit qu’il allait entrer au corps des pages.

Et, tandis que les bouches parlaient pour ne rien dire, des regards de femmes, précis et impudents, évaluaient les toilettes et les harnachements de l’équipage voisin.

Puis, les attelages repartaient au trot. Les cochers étendaient les bras et se mettaient à flotter, tout droits, comme des bouées au-dessus du courant. Les moyeux grinçaient, les sabots sonnaient sec sur le sol, des croupes lustrées de sueur se soulevaient et s’abaissaient à contretemps. Parfois, un cavalier se faufilait entre les voitures, la taille orgueilleuse, la cravache au poing. Et, des deux côtés de l’allée, les piétons endimanchés reluquaient avidement ce torrent de sellettes, d’œillères, de timons, de crinières, de chapeaux et de sourires distingués.

— Dieu que c’est beau ! soupira Nina.

— Tu vois ! Tu vois ! s’écria Tania, en faisant signe de la main à une dame blanche et fine qui conduisait elle-même son buggy tout neuf. Regarde celle-ci, on prétend qu’elle est la maîtresse d’une haute personnalité ecclésiastique, elle sort toujours seule. Et elle a une bonne qui est muette. Regarde à droite, maintenant. Quelle horreur, cette toque en fourrure qui pique sur le nez ! Tiens, les Mamontoff ont une nouvelle voiture ! Boris ! Boris ! Il y a un siècle qu’on ne vous a vu ! Serez-vous au théâtre Korsch, ce soir ?

Un jeune cavalier s’arrêta devant la calèche, baisa la main de Tania, dit quelques mots en français et s’éloigna en riant aux éclats.

— Il monte comme un ivrogne, dit Michel.

— N’empêche qu’il a les plus belles bottes de Moscou, dit Tania.

Dans une calèche bleue, trônait un général à favoris de coton et au poitrail constellé de décorations. Il avait posé son sabre entre ses jambes et il paraissait dormir.

— Lui aussi, nous le connaissons, dit Tania avec une fierté inutile. Si seulement il tournait la tête !

À mesure que la calèche avançait dans le parc, les files se desserraient, les voitures s’écartaient, s’échappaient par des voies de traverse. Un instant, le champ fut libre devant l’équipage de Michel.

— Va, Onoufri, cria Tania.

Onoufri fouetta ses bêtes. La calèche vibra et partit au trot accéléré dans l’avenue.

— Vite, vite ! J’adore la vitesse, dit Tania.

— N’oublie pas que Sokol est un cheval tout jeune. Il est imprudent de le pousser à fond, dit Michel.

La calèche rasa le trottoir.

Nina s’appuya contre sa sœur. Michel souriait et se frottait les mains :

— Les braves bêtes ! Toc ! Toc ! Toc ! Toc ! Un mouvement d’horlogerie.

Comme il achevait ces mots, un craquement sourd ébranla la voiture. La calèche heurta une pierre, tressauta, retomba, déséquilibrée. Michel devint très pâle :

— Le timon ! Pourvu que le timon n’ait pas cédé, dit-il.

Au même instant, le cocher tourna vers lui sa face blême.

— Barine ! Barine ! dit-il. Le timon…

— Retiens les bêtes, glapit Michel.

Il était trop tard. Effrayé par le choc, Sokol avait pris le galop et entraînait Boyard dans une fuite désaccordée. Le cocher avait beau tirer sur les guides, les chevaux fonçaient droit devant eux. Emballés, furieux, ils secouaient la calèche. Michel se cramponnait à son siège. Tania et Nina, blotties l’une contre l’autre, criaient à pleine bouche :

— Au secours ! Arrêtez-les !

Une bonne distance séparait encore l’équipage du gros des voitures qui bloquaient le carrefour. Mais cet espace diminuait de seconde en seconde, et l’accident était inévitable.

— Calmez-vous, dit Michel aux deux sœurs. Ce ne sera rien…

Des larmes glissaient sur le visage défait de Tania :

— Ils vont nous tuer ! J’ai peur ! Michel ! Michel !

Tout à coup, un cahot plus violent que les autres bouscula le cocher. Vidé de son siège, Onoufri roula en boule sur le sol. Les bêtes ne se sentant plus tenues prirent encore de la vitesse.

Des arbres, des figures fondaient en trombe, de part et d’autre de l’allée. Une victoria, qui était sur la droite, disparut, happée par le vent de la course. Michel se découvrait seul, faible et comme déjà mort. Que faire ? Il ne fallait pas songer à sauter en marche. Et comment rattraper les guides qui traînaient à terre, entre les chevaux ? Avec des mouvements d’une infinie prudence, Michel s’accroupit dans le fond de la calèche et s’accrocha, de la main gauche, au rebord du siège. Ensuite, il descendit sur le marchepied, plia le genou, pencha le torse. La chaussée filait sous ses yeux, tissée de vitesse. Plus loin, entre les sabots de Sokol, les guides, lâchées par Onoufri, sautillaient sottement à chaque foulée. Atteindre ces guides. Michel avança la main droite. Ses doigts tremblants s’égratignèrent aux cailloux sans toucher les courroies. La tête gonflée de sang, l’épaule déboîtée, il s’allongea encore. Mais, d’une saccade, les guides évitèrent son approche. On les eût dit vivantes, reptiliennes. Elles se moquaient de lui. Des mottes de terre bombardaient le visage de Michel. S’il perdait l’équilibre, c’était la chute. Devant lui, derrière lui, tournaient les roues. Au-dessus de lui, il entendait les hurlements de Tania. Il songea à Artem, soudain, à la jument noire. Puis, il cligna des paupières, et, dans un suprême effort, se porta de tout le corps en avant. Une secousse faillit le précipiter hors de la calèche. Mais il ne sentait rien. Étiré, disloqué, il griffait des doigts la terre rapide. Et, brusquement, sa main se referma sur la boucle des guides. Il les tenait. Lentement, il se redressa. Ses oreilles sonnaient. Un voile rouge dansait devant ses prunelles.