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Quelques mètres séparaient à peine les chevaux emballés des premières voitures, dont les occupants, debout, agitaient des parapluies et poussaient des cris d’effroi.

— C’est le moment. Mon Dieu, aidez-moi, dit Michel.

Ensuite, campé d’aplomb sur ses jambes, il emplit d’air ses poumons, leva les yeux au ciel et, de toutes ses forces, de tout son poids, tira les guides à la renverse. Sokol, étranglé, buta et s’effondra sur le flanc, Boyard s’immobilisa. Un nouveau choc inclina la voiture. Mais elle retomba sur ses quatre roues. D’un bond, Michel fut à terre. Il saisit les chevaux au mors.

Sokol, agenouillé, râlait, bavait, tournait des regards apeurés vers son maître. Boyard tremblait de tous ses membres. Déjà, les curieux accouraient et encerclaient la calèche.

— Occupez-vous des dames, leur cria Michel.

Lui-même, écorché, taché de boue, se tenait devant les bêtes et les flattait de la voix et du geste.

— Là, là… Calmez-vous, mes petits… Là, là…

Le cocher arriva sur ces entrefaites. Il boitait. Il avait la lèvre ouverte.

— Dételle les chevaux, lui dit Michel.

Des dames en toilettes somptueuses, des douairières à voilettes, des messieurs diligents s’empressaient autour des deux jeunes femmes. Tania, très pâle, sans chapeau, les cheveux défaits, s’appuyait au bras du général à favoris de coton. Une petite vieille, toute plissée et surmontée par un extraordinaire oiseau de paradis, tapotait les mains de Nina et présentait une fiole de rhum à ses lèvres. Michel s’approcha de Tania et demanda doucement :

— Pas de mal ?

— Non… La peur simplement… Mais toi ?

— Ça va, dit-il.

Et il rit un peu nerveusement.

La foule grossissait à vue d’œil. Le cercle des premiers spectateurs se doublait de têtes nouvelles à casquettes et à capelines. Des gens criaient :

— Qu’est-ce que c’est ?

— Paraît qu’on a écrasé quelqu’un !

— Mais non, c’est ce monsieur qui s’est jeté à la tête des chevaux emballés.

Une allégresse puissante dilatait la poitrine de Michel. Il avait risqué sa vie pour sauver Tania. Quel dommage qu’aucun de ses Tcherkess n’eût été là pour le voir à l’œuvre !

Lentement, il revint aux chevaux qu’Onoufri dételait avec l’aide d’autres cochers.

— Tu les ramèneras à la main, dit Michel.

Nina le rejoignit, comme il se penchait pour examiner les genoux de Sokol.

— Grâce à Dieu, il est à peine écorché, disait-il.

Elle l’appela :

— Michel !

Il releva la tête :

— Ah ! c’est vous ? Je m’excuse, ma petite fille, de vous avoir causé une émotion pareille.

Nina le contemplait avec des yeux brillants de larmes.

— Non, non, c’est très bien ainsi, murmura-t-elle.

Onoufri emmena les chevaux. La foule se dispersa par petits groupes bavards. Michel héla un fiacre. Une fois installée dans la voiture, Tania éclata en sanglots et baisa les mains de son mari.

— Mon chéri, mon chéri, balbutiait-elle. J’ai eu si peur !

Nina, assise en face du couple, ne disait mot. Il lui semblait que son cœur venait de se rompre et qu’une onde joyeuse envahissait son corps. Sans doute était-ce parce qu’elle avait échappé à un grand danger qu’elle se découvrait tout à coup si heureuse de vivre. Elle regarda Michel. Son visage brun et dur était couvert de sueur. Une ferronnerie de la voiture avait éraflé sa joue gauche. De ses doigts forts et souillés, il pétrissait les mains blanches de Tania. « Comme ils sont heureux ! comme ils s’aiment ! » songea Nina.

Le fiacre allait au petit trot. Des arbres dépouillés défilaient, sur un ciel de nuées pâles. Au loin, brillaient les vitres du restaurant Mauritanie.

— Nous y boirons un verre de porto, dit Michel, et vous rectifierez votre toilette avant de rentrer chez nous.

Cette phrase parut à Nina empreinte d’une douceur et d’une intelligence particulières. Tania, les bras levés, épinglait son chapeau sur sa tête.

— Nina a été très forte, dit-elle en souriant. Je serais devenue folle si elle ne m’avait pas serré la main.

— Oui, Nina est une courageuse petite fille, dit Michel.

La jeune fille rougit et baissa les yeux. De nouveau, elle se sentait allégée, soulevée par un souffle tiède. Et elle n’avait pas la force de parler.

CHAPITRE XII

La pièce était tendue de cuir sombre, tapissée de haute laine brune. Quelques bronzes massifs écrasaient des guéridons aux pattes d’acajou. Des cartes, des diplômes, des photographies d’usines pendaient au mur. Au fond, le portrait de l’empereur se penchait dans un cadre d’or, surmonté de l’aigle bicéphale. Michel était assis derrière un fort bureau à cylindre et jouait négligemment avec son coupe-papier.

— Eh bien, Nicolas, dit-il après un court silence, vous ne répondez rien ? Mon offre vous agrée-t-elle ? Vos honoraires vous paraîtront peut-être un peu minces au regard du travail que vous aurez à fournir, mais il m’est impossible de hausser mon chiffre…

Les honoraires étaient très largement calculés. Mais Michel espérait vaincre la résistance de Nicolas en jouant à l’homme d’affaires intraitable. Formulée dans cet esprit commercial, son offre ne pouvait être prise pour une aumône, et la susceptibilité maladive de Nicolas n’aurait pas à s’en alarmer.

— Je ne m’adresse pas à vous en tant que beau-frère, mais en tant que directeur des Établissements Danoff, dit-il encore, pour mieux souligner sa pensée. Cette fonction m’oblige à oublier tout sentiment et à vous traiter comme un étranger. D’avance, je vous prie de m’en excuser.

— Je vous remercie, au contraire, dit Nicolas, d’aborder la question avec un esprit libre. J’aime mieux discuter affaires avec un commerçant qu’avec un parent, si agréable soit-il. D’ailleurs, le seul fait que je sois venu, après la scène pénible de l’autre jour, vous prouve l’estime que j’ai pour vous.

— Ne parlons plus de cette scène, dit Michel. J’ai su calmer, raisonner vos pauvres parents. Ils ont fini par admettre votre engouement pour des idées politiques contraires aux leurs. La seule chose qu’ils demandent, c’est que vous soyez prudent et ne ruiniez pas votre santé. J’ai cru devoir le leur promettre en votre nom. Vous n’allez plus chez Braniloff ?