— Je suis retourné là-bas pour chercher mes livres. J’ai trouvé votre mot. Longtemps, j’ai hésité à venir. Mais, je savais que mes parents étaient partis et que vous demeuriez le seul lien entre eux et moi. Alors, je n’ai pas pu tenir...
Nicolas parlait lentement et sans lever les yeux. Il paraissait gêné par le bureau somptueux, par la lumière, par le bruit des bouliers qui cliquetaient dans une pièce voisine. Il serrait les genoux. Sa main grimpait le long de sa cravate pauvre.
— Ne restez donc pas debout, lui dit Michel.
Nicolas s’assit et croisa les jambes.
— Pourquoi me proposez-vous de gérer vos intérêts ? dit-il tout à coup. Je suis très jeune. Je n’ai jamais plaidé. Chez Braniloff, je m’occupais plus d’apiculture que de jurisprudence. En somme, je suis le type même de l’avocat perdant.
Nicolas avait dit cela avec une violence soudaine, comme s’il en voulait à Michel de l’obliger à se dénigrer devant lui. Il était si tranquille avant cette visite ! Il ne se plaignait de rien. Pourquoi cherchait-on à le séduire ?
— Je ne puis vous rendre que de mauvais services, reprit-il d’une voix plus calme.
Michel sourit et laissa tomber son coupe-papier sur la table.
— J’aime les avocats qui savent plaider contre eux-mêmes, dit-il.
— Il y a mille avocats mieux désignés que moi pour cette tâche, plus éloquents, plus retors, plus célèbres...
— C’est justement parce que vous n’êtes ni célèbre, ni retors, et que vous ne vous croyez pas éloquent, que vous m’intéressez, mon cher. J’ai été roulé par tous mes avocats-conseils. Je veux me payer le luxe d’en avoir un qui soit honnête. J’ai pensé à vous. Me direz-vous encore une fois que je me suis trompé d’adresse ?
Nicolas se mordit les lèvres.
— Les procès que vous aurez à plaider seront très simples, poursuivit Michel. Les Comptoirs Danoff n’attaquent une entreprise que lorsqu’elle est nettement en défaut. Nous sommes trop grands pour la chicane. Alors, à quoi bon prendre des as de la procédure ? Un avocat jeune, instruit, simple et consciencieux coûte moins cher et rapporte plus. Acceptez, et vous verrez que, ni vous ni moi, n’aurons à nous plaindre de notre accord.
— Vous me connaissez depuis longtemps, dit Nicolas. Pourquoi donc, tout à coup, cette offre…
— Une inspiration, dit Michel, et il se toucha la tempe avec la pointe de son coupe-papier.
Il y eut un silence. Nicolas réfléchissait aux avantages et aux inconvénients de la proposition. Certes, il lui faudrait s’habiller de neuf, louer un bureau en ville et jouer à l’homme d’affaires accablé de besogne. On l’inviterait chez les Danoff. On le présenterait à des imbéciles harnachés de décorations. On l’entraînerait à des spectacles futiles. Mais ce rôle dérouterait les soupçons éventuels de la police. Ayant une position sociale définie, il serait plus à son aise pour aider et renseigner. Et l’argent qu’il gagnerait, il en verserait la plus grosse fraction à la caisse du parti. Zagouliaïeff, Grunbaum et les autres lui seraient reconnaissants de son effort.
Cependant, Nicolas avait beau s’affirmer qu’il n’acceptait la solution de Michel que pour des raisons de haute politique révolutionnaire, il n’en éprouvait pas moins une satisfaction assez louche à se voir porté au rang d’avocat-conseil. L’orgueil de gagner de l’argent par son travail, l’attendrissement de rentrer dans l’ordre de la famille, il y avait de tout cela dans le sentiment qui agitait le jeune homme. Et il s’en voulait d’être accessible à ces avantages matériels.
Il jeta un coup d’œil méchant vers son beau-frère. Michel n’avait pas bougé. Un rayon touchait l’épaule de son veston, qui était d’un tissu bleu, serré et souple. Une pochette de soie. Une cravate à reflets pétrole. Un faux col glacé de coupe haute. Et, par là-dessus, le menton dur et propret de l’homme de bien. Tout, dans la personne de Michel, paraissait net, sûr, nécessaire, réfléchi, réussi. Cette perfection même était agaçante. Nicolas redressa la taille.
— J’accepte, dit-il.
— À la bonne heure, s’écria Michel.
Il semblait vraiment heureux de cet accord. Ses yeux s’attachaient aux yeux de Nicolas avec une expression de confiance et de gratitude. Il se leva et serra la main du jeune homme dans les siennes.
— Je suis content, dit-il. Cette collaboration nous permettra de nous mieux connaître. Je vous vois si rarement.
Nicolas devina l’attaque et répondit aussitôt :
— Je ne voulais pas vous déranger…
— Pouvez-vous croire que vous dérangez votre beau-frère ou votre sœur en leur rendant visite ? Tania souffre d’être séparée de vous…
— Il y a des séparations nécessaires, dit Nicolas. Je ne suis pas une fréquentation pour Tania.
— Et pourquoi ?
— Nos idées, nos goûts, diffèrent tellement !
— Existe-t-il une seule famille russe dont tous les membres soient d’accord sur la politique du gouvernement ? dit Michel.
— Il y a des désaccords superficiels. Mais moi, moi… je ne suis pas de la même race que vous, dit Nicolas avec une brusque arrogance. Je devrais vous haïr…
— Et vous ne me haïssez pas ? C’est l’essentiel.
À ces mots, Nicolas releva la tête pour répondre, et son regard rencontra le portrait de l’empereur dans son cadre de bois doré. Un long moment, il contempla ce visage rose, aux yeux tendres, aux moustaches châtain. Il lui sembla que le tsar souriant et digne, s’amusait de sa soumission. Dans un sursaut de colère, il voulut se reprendre. Mais, déjà, Michel appuyait du doigt sur le bouton d’une sonnette.
— Je vais convoquer le chef du contentieux, dit-il.
Nicolas frémit au son de ce timbre irritant. Puis il regarda ses chaussures, rougit et dit d’une voix basse :
— Ne craignez rien. Je serai mieux habillé la prochaine fois.
Zagouliaïeff écouta le rapport de Nicolas sans l’interrompre. Debout dans l’embrasure de la fenêtre, la casquette sur l’oreille, les mains aux poches, il grignotait des graines de tournesol.
— Eh bien, dit-il, lorsque Nicolas eut achevé son récit, je te remercie d’être venu me relancer chez moi pour m’annoncer la bonne nouvelle.
Et il souriait de biais, une pommette remontée, les yeux plissés de malice. Nicolas le contemplait avec inquiétude. Il n’était plus certain, brusquement, d’avoir agi pour le seul avantage de la cause. Il balbutia :
— Ai-je eu raison d’accepter ?
— Mais bien sûr ! s’écria Zagouliaïeff. Il faut toujours se laisser guider par son instinct. Tu n’étais pas fait pour la misère et le dévouement. Tu as essayé quelque temps de renoncer à toutes les chances qui t’étaient offertes, de rompre avec des parents et des amis fortunés, de passer au ban de la société pour mieux te consacrer à notre mission. Ça n’a pas duré.
— Tu n’as rien compris !… C’est pour vous !… C’est dans votre intérêt !…
— Tais-toi. Le mal s’est réveillé dans tes petits os, dans ta petite chair douillette de bourgeois travesti : la nostalgie des soupers au caviar, des chaussures confortables, des faux cols glacés, des courbettes de larbin et des baisemains protocolaires. Tu as lutté pour l’acquit de ta conscience contre cette démangeaison agréable. Tu as continué de nous fréquenter, mais en grelottant avec distinction dans nos chambres froides.