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Comme elle formait cette réflexion, elle entendit Michel qui éclatait de rire. Elle sursauta : elle avait oublié qu’elle se trouvait au théâtre et que les acteurs parlaient sur la scène. Un instant, elle tenta de s’intéresser au spectacle. Mais, très vite, les discours de ces personnages maquillés lui parurent insipides. Leur histoire était tellement plus banale que la sienne ! D’ailleurs, la lumière crue qui embrasait le décor lui fatiguait les yeux. Elle se sentit lasse et triste. Devant elle, en contrebas, les têtes de Volodia et d’Olga Varlamoff s’étaient rapprochées, au point de se fondre en une seule masse noire et blanche. Elle les détesta, l’espace d’un éclair, puis se jugea stupide. Le fermoir du collier égratignait son cou. Son corset la serrait trop à la taille. Ou bien, elle avait mangé plus que de raison. Dans la loge voisine, on distribuait des bonbons. Le froissement du papier glacé agaçait les nerfs de Tania. Elle roula le programme, pour se distraire, s’éventa, passa dans le petit salon de velours rouge qui précédait la loge, revint à son fauteuil, ferma les paupières, excédée. Enfin, elle murmura :

— Rentrons, Michel. Je ne me sens pas très en forme…

— Tu n’attends pas la fin ? demanda-t-il d’un air enfantin et navré.

— Ce spectacle est idiot…

— Mais non.

— Alors, reste seul, si tu veux. Moi, je pars.

Elle se leva. Et Michel se dressa aussitôt, repoussa des chaises.

Dans le hall, elle s’arrêta devant une glace et regarda son visage pâle et malheureux.

— Mais qu’est-ce que j’ai ? dit-elle.

Michel alluma une cigarette. Elle lui lança un coup d’œil rapide et méchant. Une brusque envie de le chagriner, de le blesser, lui traversa l’esprit.

— Tu es d’une galanterie ! grommela-t-elle.

— Pourquoi ?

— Si tu es incapable de le comprendre, c’est que mon reproche est doublement justifié.

— Décidément, dit Michel, cette histoire de Volodia t’a mis les nerfs à vif.

— Volodia ? Volodia ? Mais je me moque de Volodia ! s’écria-t-elle. Et… et ta remarque est d’une insolence qui dépasse tout ce que j’ai enduré jusqu’à ce jour.

Des larmes piquaient ses yeux. Elle ramassa un pan de sa robe et s’élança dans l’escalier à petits pas claquants. À la dernière marche, elle se tordit la cheville et s’arrêta, chancelante, les lèvres serrées de douleur et de colère. Michel la rejoignit :

— Tu vois, dit-il d’une voix atrocement calme et affectueuse, maintenant tu as mal. À quoi bon te presser ainsi ?

Un appariteur, à favoris blancs, vêtu d’une tunique rouge et noire, accourait à la rescousse :

— Voulez-vous prendre la peine de vous asseoir ?

— Ce ne sera rien, dit Tania.

Des commissaires criaient déjà :

— La voiture de Michel Alexandrovitch Danoff.

La nuit était tiède. Les globes blancs des lampadaires éclairaient un fouillis d’attelages patients. Michel soutint robustement Tania, pour la conduire jusqu’à l’équipage. Tania boitait un peu. Une mèche de cheveux blonds lui pendait sur le front. Elle souhaitait qu’un cataclysme s’abattît sur le monde et la privât de Michel, de Volodia, du théâtre et d’elle-même.

Le lendemain matin, elle se plaignit de vertiges et refusa de quitter le lit. Cependant, lorsque Michel voulut appeler un docteur, elle affirma qu’il s’agissait d’une faiblesse passagère. Michel crut volontiers à une lubie et partit pour le bureau, en priant la femme de chambre de veiller à ce que madame ne manquât de rien. Il déjeuna en ville. À son retour, le soir, il fut surpris de trouver une paire de gants d’homme sur la table en marbre de l’entrée.

— Des visites ? demanda-t-il au valet de pied qui le débarrassait de son chapeau et de sa canne.

— Non, c’est le docteur qui les a oubliés en partant…

— Le docteur est venu ?

— Oui, ce matin.

Michel se rua dans l’escalier et pénétra en courant dans la chambre de Tania. Il la trouva étendue dans son lit, souriante et pâle.

— Tu as fait appeler le docteur ? demanda-t-il.

— Oui… Je ne me sentais pas très bien… Mais il m’a vite rassurée…

— De quoi s’agit-il ?

— Un genre de refroidissement. Je dois garder le lit. Éviter les excès, les tracas…

Michel se gratta le menton.

— As-tu au moins prévenu tes amies ? Tu es seule. Tu vas t’ennuyer.

— Non, dit Tania avec une douceur angélique. Je ne veux voir personne.

— Bon, dit Michel. Eh bien, moi, je vais te tenir compagnie. Je suis fatigué. La perspective d’une soirée à la maison, en tête à tête, m’enchante !…

Elle le remercia d’un sourire épuisé.

— Nous ne sommes pas si souvent ensemble, reprit-il. J’ai l’impression que nous devenons des étrangers l’un pour l’autre. Je dînerai ici, avec toi. Tu acceptes ?

— À condition que tu ne fasses pas trop de bruit, dit-elle. Moi, je n’ai pas faim. Je boirai un bouillon vers minuit. C’est tout.

Michel dîna dans la chambre de Tania, sur une petite table arabe très incommode et très précieuse. Il mangeait silencieusement, attentif à ne pas heurter les couverts, les assiettes. Maladroit et inquiet, il serrait les coudes contre son corps. Il renversa du vin sur la nappe, posa un morceau de pain sur la tache pour que Tania ne s’aperçût de rien et s’en voulut aussitôt de sa lâcheté. Lorsque le valet de chambre eut emporté la table, Michel se mit à marcher de long en large dans la pièce pour se dégourdir les jambes.

— Ne marche pas ainsi, Michel, tu me donnes le mal de mer, dit Tania.

Michel, obéissant et fautif, s’assit sur une chaise au chevet du lit. Il demanda :

— Veux-tu que j’arrange tes oreillers ?

— Non, dit-elle.

Et elle ajouta :

— Éteins le grand lustre. Cette lumière me fatigue les yeux. Et puis, je suis si laide !…

— Oh ! dit Michel. Ce n’est pas vrai…

— Tu n’y comprends rien. J’ai le teint jaune, les yeux cernés, les lèvres pâles. Je suis laide, quoi ! Ah ! si la Varlamoff me voyait…

— Que vient faire la Varlamoff dans cette histoire ?

— Elle est belle.

— Et toi aussi.

— Je l’étais.

— Tu l’étais hier, et tu le seras demain. Aujourd’hui, tu as une indisposition passagère, et voilà tout.

— Tu vois, tu reconnais toi-même qu’aujourd’hui je suis laide.