— Je n’ai jamais dit ça, murmura Michel avec agacement.
— Alors, c’est que tu ne remarques rien, c’est que tu ne m’aimes plus.
— Je ne te réponds pas : tu es malade.
Tania fit la moue et remonta ses épaules. Michel éteignit le lustre. Une lampe de chevet éclaira seule le visage de la jeune femme : un visage si pur que Michel en eut le cœur remué. Les cheveux blonds s’étalaient sur l’oreiller en larges plis soyeux. Le nez était tout petit et rond, avec un reflet rose au bout. La lèvre supérieure, un peu grasse, avançait au-dessus des dents qui brillaient.
— Et tu oses dire que tu n’es pas belle ? grommela Michel.
Un fiacre passa derrière les fenêtres entrouvertes. Une mouche bourdonna et se posa dans le silence. Tania ne répondait rien. Au bout d’un moment, elle appela Michel :
— Viens, viens plus près. Prends-moi la main. Assieds-toi sur le bord du lit.
Lorsqu’il se fut assis, elle appuya la tête sur son épaule. Ils demeurèrent longtemps, blottis l’un contre l’autre. Puis, Tania parla d’une voix faible :
— Écoute, Michel… Tu sais, hier soir, j’avais l’air fâchée par l’attitude de Volodia, mais je crois que j’ai été très sotte d’y attacher de l’importance…
— À la bonne heure, dit Michel, tu reconnais tes torts. A-t-on idée de se rendre malade pour des niaiseries pareilles ? Il y a la guerre, des tas d’embarras politiques, des gens qui meurent, et toi, tu cherches un sujet de soucis dans la conduite de Volodia !
— Ne parle pas de guerre, de gens qui meurent, soupira Tania.
— Excuse-moi. Les nouvelles du front me préoccupent tellement !
— Je crois que je vais te donner un autre sujet de préoccupation.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Tu ne devines pas ?
Les yeux de Tania avaient une expression de fierté timide. Elle répéta, sans presque desserrer les lèvres :
— Tu ne devines pas, Michel ?
Comme Michel se taisait, elle baissa les paupières et murmura très vite :
— Michel, je vais avoir un enfant.
Michel éprouva le choc en pleine chair. Il lui sembla que quelque chose de lourd et de chaud chancelait en lui. Un enfant ! Pendant des années, Tania n’avait pas voulu en entendre parler. Elle craignait d’être défigurée par l’accouchement. Elle affirmait qu’elle était trop heureuse ainsi, qu’elle préférait attendre, qu’elle avait le temps. Et, par amour pour elle, il affectait de se rendre à ses moindres raisons. Or, voici que, ce soir, elle lui annonçait joyeusement qu’elle était enceinte.
Michel ne savait plus que penser, que dire. Les idées se cognaient dans sa tête. Il balbutia :
— Tu… tu es sûre !
— Presque, dit Tania, sans lever les yeux. D’après le docteur…
— C’est donc pour ça que tu l’as convoqué ?
— Oui.
— Et tes malaises ?
— Il ne faut pas chercher ailleurs.
— Mon Dieu, dit Michel, et moi qui te taquinais ! Quelle brute ! Es-tu contente, au moins ?
— Bien sûr.
— Oh ! Tania ! Tania ! ce n’est pas possible ! s’écria Michel. J’ai peur de le croire, tellement c’est bon ! Tania, ce sera un garçon. J’aurais un fils. Tu vas me donner un fils.
— Tu le désirais donc à ce point ?
— Quelle question !
— Et tu ne me l’as jamais dit ?
— Non.
— Pourquoi ?
— Parce que tu n’aurais pas pu me comprendre. Mais, maintenant, je sais que tu me comprends. Maintenant, je sais que nous parlons le même langage. Tu verras… tu verras ce que je ferai pour vous, pour toi et pour lui… Je… Je travaillerai dix fois plus… Je vous construirai une vie extraordinaire… Tout le monde vous enviera… Tout le monde dira : « Ils ont de la chance, les Danoff… »
— Michel !
— Tania, permets-moi de t’embrasser.
— Doucement.
— Très doucement. Fais-moi confiance.
Avec précaution, Michel se pencha sur Tania, et lui baisa les joues, les lèvres. Il tremblait. Il avait peur de la toucher, comme si elle était devenue une petite personne étonnamment fragile et précieuse. Il se releva enfin, et elle vit qu’il avait les yeux mouillés de larmes. Il les essuya vivement, du revers de la main. Puis il s’assit sur une chaise et sortit son carnet de notes.
— Que fais-tu ? demanda Tania.
— J’inscris cette date pour ne jamais l’oublier.
Tania observa son mari qui écrivait, la tête inclinée, le visage empreint d’une sereine gravité. Elle avait sommeil. Mille pensées se nouaient et se dénouaient en elle avec lenteur. Elle se sentait majestueuse et douce, comblée et rassurée pour l’éternité. Comme si elle eût accompli une action d’éclat. Volodia, la Varlamoff, les potins de l’ouvroir et des soirées mondaines reculaient dans une zone d’ombre. S’était-elle vraiment intéressée jadis à ces personnages falots ? Michel seul existait pour elle. Elle n’aurait jamais cru qu’elle l’aimât si fort. Depuis quelque temps, son amour pour lui était comme une onde cachée qui traversait toute sa vie. Elle s’était habituée à cette rumeur sage, à cette fraîcheur égale qui le signalait. Mais, par moments, lorsqu’elle prêtait l’oreille, elle entendait l’appel régulier, insistant, de cette voix souterraine. Elle chuchota :
— Michel, Michel, tu sais que je suis amoureuse de toi ?
Il ne répondit rien. Alors, elle regarda de son côté. Et elle vit qu’il n’était plus sur sa chaise. Au fond de la pièce, il y avait une icône éclairée par une veilleuse rouge comme un verre de sang. Michel s’était agenouillé devant l’icône. Tania sentit que sa gorge se serrait, que ses yeux s’emplissaient de nuit. À travers ses cils rapprochés, elle apercevait toujours la tache rouge et dorée de l’image sainte, et, au-dessous, le dos très large de Michel, sa nuque, ses cheveux. Le silence était pur comme sur une terre abandonnée des hommes. Quelques instants encore, Tania lutta contre sa lassitude. Elle s’endormit enfin et rêva de Volodia et de la belle rousse.
Michel se coucha très tard, la tête lourde d’avoir trop réfléchi, le cœur affaibli d’allégresse. Mais il ne pouvait se décider à éteindre la lampe. Il ne s’était pas encore rassasié de sa joie. Allongé sur le dos, le regard fixé au plafond, il pensait à l’enfant qui naîtrait un jour pour lui survivre. Comment serait-il, cet enfant ? Un garçon, bien sûr !
Mais brun ou blond ? Actif ou nonchalant ? Affectueux ou renfermé ? Il ne s’habituait toujours pas à l’idée que Tania, allongée près de lui, portât en elle ce germe de vie et d’intelligence secrètes. Il doutait naïvement que, dans ce corps de femme, gracile et lisse, un être se formât et arrondît son existence à travers les sommeils, les réveils, les marches, les siestes, les dîners, les paroles, les silences.
Il lorgna sa montre qu’il avait déposée sur la table de nuit avec son carnet, ses crayons, son mouchoir et ses porte-monnaie : minuit dix. Un sourire errait sur les lèvres de Tania. Elle était si bien à sa place, dans cette chambre, dans ce lit, si confiante et si sûre, si courageuse, que Michel ne put résister au désir de baiser la petite main de chair, épanouie au bord des couvertures. « Elle-même est une enfant. Et elle attend un enfant. C’est drôle. Est-ce qu’elle saura ? Il ne faut pas qu’elle souffre. C’est l’essentiel. Elle est trop petite pour souffrir, trop fragile. L’autre jour, quand je lui ai pris le bras, j’ai tellement ri de le sentir mou et doux, privé de muscles, comme un bras de fillette. Elle n’a pas de muscles. Comment peut-on supporter la douleur, quand on n’a pas de muscles ? Mon Dieu, faites que tout se passe bien ! »