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Il se signa encore. Puis il se dit, dès le lendemain, il faudrait interroger le docteur, écrire aux parents, acheter un cadeau à sa femme. Pour ne rien oublier, il nota ces détails dans son calepin. Comme il reposait le calepin et le crayon, Tania soupira, bougea la main, haussa légèrement la tête. Et elle était une autre, tout à coup, sérieuse et belle : une étrangère aux paupières meurtries et à la bouche close sur un secret capital. « Ce serait bien aussi d’avoir une fille », pensa Michel.

CHAPITRE VII

Depuis le désastre de Vafangoou, l’armée russe battait lentement en retraite. La besogne était rude pour les quelques escadrons de cosaques détachés en extrême pointe, vers le sud, à une grande distance des centres de ravitaillement. Les hommes mangeaient des biscuits, des galettes chinoises, des concombres et des haricots verts, durs comme des cailloux. Les officiers dévoraient leurs dernières sardines. Les chevaux broutaient des feuilles sèches.

Pour Akim, cette retraite honteuse avait la couleur et le rythme d’un cauchemar. Un beau matin, il faut attaquer une gare, petite et vétuste, enfouie dans les tiges de sorghos. Des Japonais déguerpissent en jetant leurs fusils. La gare est occupée. On desselle les bêtes. On forme les faisceaux. Contrordre. Les Japonais reviennent en force. Il est temps de partir. Mais alors, pourquoi diable a-t-on pris cette gare, pourquoi diable a-t-on fait tuer des hommes ? Est-ce qu’on ne savait pas que les Japonais étaient massés en nombre à moins d’une verste de l’endroit ? Pas chercher à comprendre. En selle. Déjà, une ligne de têtes émerge dans les champs de maïs. Les balles chantent fin dans l’air. L’escadron se retire. On a pu emporter les blessés. Le commandant est satisfait des résultats de l’escarmouche. Pourquoi est-il satisfait ? Au campement, on étend les cadavres sur l’herbe. Les mouches se posent sur les mains, sur les lèvres mortes, sur les narines bouchées par des caillots de sang noir. Des cosaques clouent en hâte quelques cercueils de fortune et tressent des couronnes de feuillage. Puis vient le prêtre, un tout jeune homme, maigre, à la barbe noire. Il porte des lunettes cassées. Ses vêtements de drap raide et doré sont marqués de boue. Il fait attacher des icônes à un tronc d’arbre. Devant les cercueils alignés, il psalmodie des prières. Un cosaque chante les répons d’une voix grêle, fatiguée : « Apaise l’âme de ton esclave décédé… » Les assistants agenouillés, tête nue, écoutent l’oraison. Un détachement de cosaques présente les armes, tandis que d’autres enlèvent les caisses sur leurs épaules et s’en vont plus loin, vers les trous creusés dans la terre.

Une pluie chaude s’est mise à tomber. Le prêtre quitte ses vêtements sacerdotaux, les roule dans une serviette et redevient un petit soldat au visage ahuri et tendre. À peine a-t-on enseveli les morts, qu’il faut détacher les chevaux, réunir l’escadron. On renverse les marmites, on brûle, Dieu sait pourquoi ! une cabane pleine de chiffons. En selle. L’escadron a reçu l’ordre de se porter à l’est. Dans la pluie, dans la brume, les cavaliers abandonnent le campement qui flambe. Ils vont vers l’ennemi. Et, dès qu’ils rencontrent l’ennemi, ils font demi-tour et s’éloignent. Et, quand ils se sont éloignés, on leur enjoint de reprendre contact avec les Japonais, et de tenir leurs positions à tout prix. Ils sont fatigués, ils ont soif, ils ont faim. Le soleil revient, lourd, plat et bête, séchant la gorge, brûlant la nuque comme un fer chaud. On campe au bord de la route, à l’ombre des sorghos aux larges feuilles vertes. Ordre de laisser passer l’infanterie. L’infanterie passe. Les bottes traînent dans le sable, les visages sont des masques de terre, sans regard et sans voix. Des charrettes chinoises suivent la compagnie, chargées de sacs, de ballots déformés et tapissés de boue. Les cosaques, assis au revers du chemin, n’ont même pas le courage de railler cette piétaille disloquée et humble. Perdu parmi les fantassins, un cavalier démonté marche lourdement. Ses culottes bleues sont crottées, son sabre lui bat les cuisses. D’où sort-il celui-là ? On le hèle :

— Viens avec nous ! Que fais-tu avec la piétaille ?

Il secoue la tête sans répondre. Il s’éloigne.

— Si les cavaliers se mêlent aux piétons, c’est la défaite ! grogne un cosaque.

En selle. Il faut céder la route à l’infanterie et suivre le lit desséché de la rivière. Le lit n’est pas aussi desséché que le prétend le colonel. Les chevaux enfoncent dans la vase. Et voici que, de la berge, partent des coups de feu. Des hommes tombent. Les cavaliers grondent, tirent au jugé vers les broussailles. Enfin, l’embuscade est dépassée, une patrouille a capturé quelques brigands khoungouzes. Les cosaques les traînent par leurs nattes graisseuses jusqu’au prochain cantonnement. Dans le village, les habitants, hommes, femmes, enfants, se rassemblent dès l’aube pour assister à l’abattage et au dépeçage du bétail destiné à la troupe. Même les prisonniers khoungouzes, alignés, à genoux, les mains nouées dans le dos, en attendant d’avoir la tête tranchée, contemplent le spectacle avec curiosité. Lorsque le boucher a bien porté son coup, les condamnés à mort s’écrient : « Ho ! » et rient longuement en clignant des yeux dans la lumière.

Mais les cosaques ne restent jamais longtemps dans un village. On mange. On exécute les Khoungouzes. Et on repart.

— Nous nous reposerons à Haï-Tcheng, dit Akim pour rassurer les hommes.

Lorsque l’escadron parvient à Haï-Tcheng, on évacue la ville. Il y avait des stocks d’approvisionnement à Haï-Tcheng, des montagnes de sacs de farine, d’avoine et de son. Impossible d’emporter tout cela. On a bouté le feu au pont de madriers qui traverse le fleuve. Des poutres entières se détachent, incandescentes, royales, et s’effondrent dans l’eau. Les dépôts de vivres, arrosés de pétrole, flambent comme des torches. Les toiles craquent et laissent fuir le grain torréfié. Les toitures de paille ouvrent des ailes barbues et palpitent longtemps autour de leur squelette ardent. Les tiges de bambou éclatent comme des pétards. Des nuées de mouches s’envolent, éperdues, tournent autour de l’incendie et piquent les chevaux affolés.

On se plaint dans les rangs :

— Si c’est pas malheureux, quand même ! Tout ce qu’on aurait pu manger ! Et voilà, maintenant, c’est de la fumée ! Est-ce que c’est chrétien de brûler de la nourriture ?

— Silence ! crie Akim.

Deux cosaques poussent devant eux, à coups de crosse, un espion japonais déguisé en Chinois, avec une fausse tresse cousue à sa calotte. Lorsqu’on l’a capturé dans les champs, il correspondait avec l’ennemi, au moyen d’une petite glace qui réfléchissait les rayons du soleil. Un officier l’interroge. Il se tait. Il montre sa bouche déchirée : un muet ! Les cosaques rient. Akim rit avec eux. Puis, on emmène l’homme. On le tue, là-bas, quelque part derrière la distillerie embrasée. La chaleur devient atroce. Des convois se forment un peu partout. Dans la ville, les magasins restent fermés. Les Chinois sont assis sur le pas de leurs portes. Seuls quelques boutiquiers audacieux vendent aux Russes les dernières bouteilles de bière, les dernières boîtes de conserve. Demain, ces mêmes marchands serviront, avec le même sourire, des soldats japonais entourés de coolies innombrables.

Les canons passent en ébranlant le sol. En selle. La cavalerie doit couper à travers champs, et laisser la route à la file des chariots. Une bête s’effondre. Une roue s’enlise dans le fossé, et tout le convoi s’arrête. Les conducteurs chinois hurlent, s’injurient, se menacent du fouet. Des officiers courent d’un attelage à l’autre. Où couchera-t-on ce soir ? Akim se sent gagné par la fatigue et le découragement. Il est venu ici pour se battre. Et, depuis des jours et des jours, les troupes reculent en échangeant quelques coups de fusil avec des ombres.