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Troubatchoff le console en lui expliquant que toutes les forces russes refluent vers les positions fortifiées de Liao-Yang, et que, là-bas, se livrera la suprême bataille. Mais Troubatchoff lui-même est las de ces chevauchées interminables sous le soleil et sous la pluie. Il ne raconte plus d’anecdotes. Il ne rit plus. Un jour, il a touché les cheveux d’un blessé japonais, et il dit à Akim :

— C’est drôle… Je n’aurais pas cru que leurs cheveux fussent aussi soyeux…

Akim a craché par terre de dégoût. Pour lui, un Japonais est une bête nuisible et impure. Il tient un compte secret de ceux qu’il a tués au cours de ses patrouilles.

— Je t’aime mieux dans tes anecdotes que dans tes remarques psychologiques, a-t-il répondu à Troubatchoff, car ils se tutoient maintenant.

Et il ne lui a plus adressé la parole de la journée. Mais, le soir, Troubatchoff ayant découvert des boîtes de conserve dans une fanza abandonnée, les deux hommes se sont réconciliés autour d’un repas frugal. Les boîtes contenaient chacune trois petites saucisses bien serrées. Troubatchoff les a enfilées sur un canif et les a chauffées au-dessus du feu de bivouac.

Lorsque l’escadron d’Akim rejoignit à son tour les positions fortifiées de Liao-Yang, un exode hâtif vidait la cité de tous ses commerçants grecs, arméniens et allemands, et de toutes ses courtisanes françaises. Les trains pour Kharbine étaient assiégés par des civils hagards, entourés de caisses et de balluchons. Des femmes emmitouflées de boas de plumes, et coiffées de fleurs, se démenaient autour de leurs boîtes à chapeaux. Un petit juif, encombré d’une énorme contrebasse, courait d’un wagon à l’autre en gémissant :

— Monsieur le gendarme, monsieur le gendarme… Ma place est retenue…

Puis il s’assit sur l’étui de sa contrebasse et se mit à pleurer dans un mouchoir rouge. Une forte matrone pointait son parapluie vers l’horizon, et déclarait en français à un cercle de jeunes femmes mal réveillées :

— C’est la canonnade, mes enfants, c’est la canonnade !

Cependant, des renforts nombreux arrivaient à la ville. Dans les rues noyées de vase, entre les rangées de maisonnettes à auvents de paille tressée, des régiments défilaient au pas de route. Les hommes marchaient de part et d’autre de la chaussée boueuse et puante. Harassés par le voyage, ils regardaient sans les voir les enseignes pendantes, les hauts mâts écartelant des inscriptions dorées, les étalages de porcelaines et de paquets de thé. Ils allaient bêtement, la casquette déviée, la toile de tente roulée en boudin de l’épaule à la hanche, les cartouchières bourrées et la baïonnette au canon. L’assaut aurait lieu d’un jour à l’autre. Tout le monde le savait à Liao-Yang, depuis les généraux chamarrés jusqu’au dernier des mafousAprès l’abandon d’Haï-Tcheng, et les défaites d’An-Tchan-Djan et d’Anping, l’armée japonaise s’était refermée en boucle autour de la ville.

Une triple ligne de défense entourait la cité occupée par les Russes.

La première ligne de défense était solidement établie à huit ou neuf verstes au sud de Liao-Yang. Étirée en demi-cercle depuis le lit du Taï-Tsé-Ho jusqu’à la voix ferrée, elle suivait les ondulations de six collines moyennes, cernées de fils de fer, de trous de loups et de fougasses.

La seconde ligne de défense était fixée à une verste en retrait de la première, et se composait de tranchées et d’obstacles artificiels.

La troisième ligne de défense, jouxtant la ville, comptait huit fortins, huit redoutes et de nombreux abris d’artillerie.

Kouropatkine avait réuni, derrière ces ouvrages, une masse de cent quatre-vingt mille hommes environ, qui devait s’opposer aux trois armées japonaises des généraux Kouroki, Oku et Nodzu. L’escadron d’Akim était cantonné à l’extrême droite des positions russes, en arrière de la première ceinture de fortifications.

Dans l’attente du grand choc, les sapeurs et les tirailleurs sibériens nivelaient des routes intérieures, vérifiaient les installations téléphoniques et fauchaient les sorghos aux abords de leurs positions. La canonnade grondait au loin, douce et veloutée. On eût dit le roucoulement d’une pleine volière de colombes. Dans le ciel, de petits flocons de fumée blanche s’arrondissaient tout à coup, comme des lambeaux arrachés aux nuages. Des civils curieux s’étaient massés sur les toits des maisons pour contempler ces explosions inoffensives. Ayant escaladé l’échafaudage qui entourait le réservoir à eau de la gare, quelques officiers désœuvrés suivaient le combat à la jumelle. Akim et Troubatchoff dédaignèrent de se joindre à eux, et passèrent la journée à dresser leur tente, qu’il fallut ceindre d’un fossé pour l’évacuation des eaux de pluie. Puis, ils s’étendirent côte à côte, en travers de leurs bourkas, la tête appuyée sur leur selle. Vers minuit, Akim se sentit dévoré par des insectes. Il s’était couché sur une fourmilière. Il changea de place en grognant. Mais un bruit étrange le fit sursauter. Il alluma sa lampe électrique et découvrit, près de sa joue, un crapaud vert, gonflé de pustules. La bête s’était accroupie et regardait le foyer lumineux de l’ampoule avec des yeux ronds et saillants. Akim lui lança une motte de terre, éteignit la lampe et se rendormit avec délices.

Le lendemain, 17 août, à six heures du matin, une canonnade assourdissante éveilla les deux camarades. Les Japonais s’étaient rapprochés et bombardaient les premières positions russes. Les batteries russes ripostaient à grands coups de gueule. Bien que son escadron fût au repos après la marche forcée de la veille, Akim s’habilla rapidement, ordonna de seller son cheval et partit avec Troubatchoff et un cosaque d’escorte le long de la voie ferrée, dans la direction du pic de Cho-Chan. Ce pic escarpé, visible à plusieurs verstes à la ronde, dominait sur la droite la ligne de collines fortifiées qui cernait la ville. Ceint de tranchées, de canons et de pièges à loups, il était devenu l’objectif principal des attaques japonaises.

Akim et Troubatchoff laissèrent leurs chevaux en garde dans le ravin et commencèrent à gravir la pente. À mi-hauteur, une batterie russe de campagne s’était mise en position et tirait sur la plaine. Les détonations ébranlaient la terre, comme les brusques coups d’épaule d’un géant enfoui. Un lieutenant-colonel dirigeait le feu. Placés de quinze pas en quinze pas, des artilleurs transmettaient le commandement :

— Quatre-vingt-dix… À droite du village… Quatre-vingt-dix… Feu !…

Dans ce vacarme, Akim croyait être un tapis, battu à grands coups de gourdin. Il s’amusa un moment à observer les innombrables vers de terre qui, dérangés par les vibrations, sortaient du sol et se tortillaient dans l’herbe piétinée. Mais un sifflement aigu lui fit baisser la tête. L’air se déchirait en hurlant à ses oreilles. Un éclatement sec fendit les roches derrière lui. Des pierres retombèrent avec de la poussière et des cris rauques. Un obus lourd japonais avait atteint son but.

— Montons vite, dit Akim, sans se retourner.

Ce fut à quatre pattes qu’ils parvinrent au sommet du pic balayé par le feu ennemi. Il y avait une tranchée devant la tour coréenne qui dominait le pic Cho-Chan. Ils sautèrent dans le trou de boue fraîche. Des soldats se tassèrent pour leur laisser la place de s’appuyer au parapet. À l’autre bout de la tranchée, Akim aperçut le général Stackelberg, commandant le 1er corps sibérien, et ses officiers d’état-major. Il poussa Troubatchoff du coude :