— Pourquoi s’expose-t-il ainsi ?
Troubatchoff haussa les épaules :
— On a dit qu’à Vafangoou il n’était pas sorti de son wagon pendant toute la bataille. Peut-être veut-il se racheter, ou fermer la bouche aux médisants ? Tout cela est si bête, si inutile…
— Je trouve que c’est magnifique, au contraire, dit Akim.
Et, instinctivement, il redressa la taille. Devant lui, en contrebas, s’étalait la mer mouvante et verte des champs de sorgho. Pourquoi ne les avait-on pas entièrement fauchés ? À l’abri de ces tiges énormes, les Japonais organisaient l’attaque. On distinguait nettement les remous de feuillages, signalant des files de fantassins et de mulets en marche. De temps en temps, des taches sombres surgissaient au bord d’un sentier, aussitôt reprises par la végétation frémissante et compacte. L’ennemi cherchait visiblement à déborder les positions russes dont Cho-Chan marquait l’extrême pointe, et à déboucher en arrière du pic, sur la voie ferrée. L’artillerie nippone couvrait la progression des troupes en canonnant les Russes avec précision. Tout près d’Akim, un cosaque bondit hors de la tranchée pour porter des ordres à la cabane du téléphone. Mais l’homme n’avait pas fait deux enjambées qu’il s’affaissait en poussant un cri. Quelques voix hurlèrent dans le tintamarre de la canonnade :
— Des brancards ! Des brancards !
Trois camarades ramenèrent le blessé dans la tranchée où le médecin du régiment préparait déjà les pansements. Le cosaque avait été frappé au ventre. Son visage blafard était souillé de sueur et de boue. Ses yeux se retournaient. Cependant, il murmurait d’une voix fautive, comme s’il eût été honteux de causer du tracas à un personnage aussi important que le major :
— Excusez-moi… Ça ira comme ça… Excusez-moi, monsieur le docteur…
Deux infirmiers déboutonnèrent hâtivement l’uniforme maculé de sang. Le ventre avait été ouvert par un éclat de shrapnell, et les entrailles pendaient, mauves et blanchâtres. Le médecin, un tout jeune homme, mal rasé, au regard inquiet, aux mains tremblantes, s’efforçait de maintenir les intestins avec des tampons de gaze.
— Voilà ! Voilà ! répétait-il.
On eût dit qu’il avait envie de pleurer. Tout à coup, le blessé eut un hoquet, murmura encore :
— Excusez-moi.
Puis, ses yeux devinrent fixes.
— Emmenez-le, dit le médecin avec un soupir de soulagement.
Et il essuya ses mains contre son pantalon.
— Par ici ! Par ici ! Docteur ! Oh ! qu’est-ce qu’ils lui ont fait, les canailles ! gémit un tirailleur.
Le docteur s’éloigna, en boitillant, dans la tranchée.
Entre-temps, une partie des soldats avaient quitté le boyau et descendait renforcer l’aile droite menacée par l’ennemi. Les Japonais étaient à cinq cents mètres à peine des premiers retranchements. Couchés derrière les haies d’un petit village, ils fusillaient à courte distance les détachements russes qui ripostaient coup pour coup. À midi, sur les huit batteries du 1er corps sibérien, quatre s’étaient tournées et tiraient vers la droite pour arrêter la manœuvre d’encerclement.
La pluie s’était mise à tomber. Le fracas de la canonnade s’apaisait lentement.
— Il faut rentrer, dit Troubatchoff.
— Pourquoi ?
— J’ai faim.
— Pas moi.
— Et puis, on a besoin de nous, peut-être.
Cette pensée suffit à convaincre Akim. Les deux amis quittèrent la tranchée en rampant. Dans le crépuscule pluvieux, ils se dirigèrent vers le canon d’une batterie cosaque. Le canon tirait, en cabrant sa bouche, à chaque coup. Les hommes, cramponnés aux roues, le retenaient à peine sur le terrain glissant. Plus bas, Akim et Troubatchoff croisèrent quelques ombres lamentables qui portaient des brancards. Les blessés hurlaient au moindre cahot. Sur la voie de chemin de fer, un train de munitions stationnait, tous feux éteints, sous l’averse. Des chariots d’artillerie, attelés de huit chevaux, descendaient en file vers les wagons. Çà et là, des hommes s’affairaient, pataugeaient dans la boue et remplissaient les caissons d’obus luisants et neufs. Non loin de la locomotive, deux soldats étaient assis sur une pierre. Ils avaient posé un fanal entre leurs jambes. L’un d’eux tenait à la main le Messager de Mandchourie et lisait un article en épelant les mots, syllabe par syllabe, avec application :
« Cou-ra-geu admi-ra-bleu de nos trou-peu… »
L’autre hochait la tête sentencieusement.
Akim et Troubatchoff retrouvèrent leurs chevaux et regagnèrent le cantonnement par des routes trempées.
Le lendemain, 18 août, la totalité des escadrons de la division des cosaques de Sibérie, sous le commandement du général Samsonoff, était enfin réunie à l’ouest de Liao-Yang. Toute la nuit, la bataille avait fait rage. Elle se poursuivit, le jour, sans apporter de changement notable dans les positions des adversaires. Les Russes, enterrés dans leurs trous, résistaient à toutes les attaques sur leur flanc droit. Certaines tranchées, ayant été enlevées par l’infanterie japonaise, furent reprises à la baïonnette. Par endroits la voie ferrée seule séparait les combattants. Les soldats russes voyaient les visages, entendaient les ordres des officiers japonais. On se fusillait à bout portant. On se lançait même des pierres.
Au-dessus de la ville, un ballon captif s’éleva et se fixa mollement dans le ciel. Mais de menus éclatements saupoudrèrent aussitôt l’espace autour de lui, et il redescendit avec une majesté un peu ridicule. Le pic Cho-Chan était fouetté par les salves d’artillerie. La vieille tour coréenne semblait cracher la fumée autour d’elle. Toute la hauteur était sillonnée de vapeurs blanches vivantes, qui traînaient à ras du sol et s’accrochaient aux buissons. Il n’y avait plus de silence. À huit heures du soir, un violent orage se déchaîna sur la cité. Le bruit du tonnerre se mêlait aux détonations des canons. Les éclairs fauchaient les ténèbres, comme si des batteries célestes eussent vomi leur feu sur la terre. Une pluie épaisse et chaude giclait des nuages. De tous côtés, les blessés refluaient vers la ville. Dans le jardinet, en face de la gare, les guitounes de la Croix-Rouge regorgeaient de monde. À l’entrée des tentes de chirurgie, s’amoncelaient des paquets de bandages, d’ouate, de gaze, de linges imbibés de sang. La pluie les diluait en liqueurs roses. Des médecins, des infirmières, des brancardiers s’affairaient sous l’averse. Un pope, en robe noire flottante et chapeau plat à larges bords, passait d’un abri à l’autre en se signant. Devant la petite église orthodoxe, de nombreux cadavres étendus, côte à côte, le corps recouvert d’une bâche, la tête nue. Les prêtres se relayaient à l’intérieur, pour les messes funèbres. Et, pendant la cérémonie, des brancardiers amenaient de nouveaux morts, les installaient parmi les autres, en rang d’oignons, devant la porte du sanctuaire. Comme personne, ou presque, n’avait le temps de se rendre à l’église, les prêtres disaient l’office pour une assemblée indifférente de trépassés.
Cependant, sur le quai de la gare, régnait une agitation fébrile. Les derniers mercantis européens s’efforçaient d’obtenir une place dans le train, à n’importe quel prix. Des correspondants de guerre étrangers assiégeaient les guichets du télégraphe. L’ennemi, victorieusement contenu sur toute l’aile droite, avait pu, à l’opposé de ce secteur, traverser le fleuve Taï-Tsé-Ho avec une division et une brigade. Il menaçait ainsi de tourner la cité en débordant le flanc gauche des Russes. Le général Kouropatkine, craignant d’être encerclé, avait ordonné à ses troupes de se replier sur la seconde ligne de fortifications.