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Cette décision, à peine connue, avait plongé Akim dans la stupéfaction et la tristesse. Comment pouvait-on évacuer la première ligne, après la résistance admirable de ces derniers jours ? Partout, les Japonais étaient repoussés avec pertes. Mais, parce qu’une division de Kouroki progressait vers les arrières de la ville, tout le travail, tout l’héroïsme de la veille, se révélaient illusoires. C’était toujours la même chose. Les Russes se défendaient en braves. Chacun se sentait intimement vainqueur. Et, pourtant, il fallait battre en retraite devant l’ennemi. La retraite était devenue une habitude nationale, une manœuvre stratégique exemplaire, une réussite en soi.

Dans la nuit du 18 au 19 août, la division des cosaques de Sibérie du général Samsonoff reçut l’ordre de quitter les positions qu’elle occupait sur l’aile droite de la défense, pour se porter aussitôt à l’extrême du front russe, marquée par les mines du Yan-Taï. Cette randonnée nocturne de quarante verstes, sans cartes, sans lumières, à travers des terres incertaines, s’accomplit sans perte d’hommes ni de chevaux. La division de dix-neuf escadrons et de six pièces d’artillerie, déboucha, peu avant l’aube, sur les hauteurs du Yan-Taï. Bien que les cavaliers et les montures eussent été fatigués par la traversée, le général Samsonoff commanda de procéder aussitôt à des reconnaissances.

Il faisait sombre encore, lorsqu’Akim et Troubatchoff se mirent en route, à la tête d’un groupe de cosaques, dans la direction du village de Daïopou, au sud-est de Yan-Taï. Le haut commandement redoutait la présence d’avant-gardes ennemies dans cette région. Cependant, le crépuscule était très calme. On percevait bien, au loin, sur la droite, le grondement assourdi du canon. Mais le son n’en était pas désagréable, à distance. Akim et Troubatchoff chevauchaient, côte à côte. Les cosaques suivaient en file indienne. Au moindre bruit suspect, le peloton s’arrêtait, devenait de pierre. Puis les chevaux reprenaient leur marche. Et on n’entendait plus que le tintement discret des armes, la respiration des bêtes et le froissement des herbes sous leurs pieds. Akim se sentait heureux et solennel. Hier encore, il enrageait à l’idée qu’on évacuât les premières lignes fortifiées sans lui avoir donné la chance de combattre. Aujourd’hui, la situation était renversée. La division du général Samsonoff était en bonne place pour affronter l’ennemi. Rien n’empêcherait plus le sous-lieutenant Arapoff de prouver sa valeur et d’être décoré. Akim sourit à la pensée de son prochain effort. Troubatchoff avançait, la tête basse. Il avait mal à l’estomac depuis la veille. Il était de mauvaise humeur. Est-ce qu’on pouvait être de mauvaise humeur lorsqu’on participait à la plus grande bataille de l’histoire ?

Les chevaux traversaient un ruisselet où leurs sabots clapotaient aimablement.

— À partir du ruisselet, sur la gauche, dit Troubatchoff.

Le peloton vira sur la gauche et s’enfonça dans un champ de sorgho. Des feuilles longues griffaient les joues, s’accrochaient aux ceinturons. Le ciel pâlit à l’Orient, et des nuées de martinets s’envolèrent vers le soleil.

— Il y a des maisons dans le voisinage, dit Troubatchoff. Halte.

Un cosaque mit pied à terre et s’avança en rampant jusqu’à l’orée du champ de sorgho. Il revint bientôt, essoufflé et les pommettes rouges :

— Votre Noblesse… Votre Noblesse… Un village… Quelques pauvres fanzas plutôt... À l’entrée du village, il y a deux canons, deux petites pièces de montagne… des joujoux ! Ils ne sont pas plus de quarante, là-dedans !…

Le cœur d’Akim se dilatait de joie.

— Deux pièces de montagne ! répétait-il, comme si on lui eût annoncé un cadeau pour son anniversaire.

Troubatchoff, cependant, avait froncé les sourcils et rédigeait un compte rendu au chef d’escadron. Un cosaque fut détaché du peloton pour porter le pli à Yan-Taï.

— Alors, nous attaquons ? demanda Akim, le regard brillant, le menton levé.

— Non, dit Troubatchoff. J’enverrai deux éclaireurs aux abords du village pour essayer de recueillir des précisions complémentaires.

— Et puis ?

— C’est tout.

— Mais c’est manquer une occasion unique ! s’écria Akim avec dépit.

— Notre mission n’est pas de nous battre, mais de nous renseigner.

Akim détesta Troubatchoff pour ces paroles sages. L’indignation, la colère, le faisaient trembler. Il grommela :

— Si je ne te connaissais pas, je croirais que tu as peur…

Et il lui tourna le dos. Un vent léger inclinait la cime des sorghos, et le murmure des feuilles était nombreux et touffu comme le chant d’une rivière.

— Le soleil va se lever, dit Troubatchoff. Il me faut deux éclaireurs.

— Moi, Votre Noblesse !

— Et moi !

— Et moi !

— Vous deux ! Pied à terre. Vous vous avancerez en rampant jusqu’aux abords du village. Vous le contournerez. Tâchez de savoir surtout le nombre de canons.

— Compris, Votre Noblesse.

— Ne tirez que si vous êtes découverts.

— Oui, Votre Noblesse.

— Point de ralliement, au ruisseau.

— Bien, Votre Noblesse.

— Que Dieu vous protège !

Les deux hommes mirent pied à terre et s’enfoncèrent dans les sorghos. Bientôt, les tiges se refermèrent sur leurs silhouettes courbées. Troubatchoff lorgnait sa montre, mordillait sa moustache, toussotait et se tournait sur sa selle. Les cosaques chuchotaient entre eux :

— Dommage. On aurait pu les cueillir comme des lapins.

— Et maintenant, quoi ? On va revenir de la promenade. Et on nous dira : « Nous vous félicitons, les amis, parce que vous n’avez tué personne… »

— Drôle d’histoire ! S’ils ne veulent pas qu’on les tue, les Japonais, pourquoi leur ont-ils déclaré la guerre ?…

— Silence, ordonna Troubatchoff.

De nouveau, il regarda sa montre.

— Nous serons rentrés dans trois heures, dit-il comme s’il se fût agi d’une simple excursion.

Tout à coup, une détonation claqua sec du côté du village. Puis une autre, et une autre encore.

— On les a repérés ! hurla Akim.

Le visage de Troubatchoff se marbra de plaques rouges. Devinant qu’il hésitait à prendre une décision, Akim dit précipitamment :

— Eh bien ? Est-ce que nous allons laisser mitrailler nos gars sans répondre ?

— Dix hommes avec moi pour envelopper le village par la gauche, dit Troubatchoff. Dix hommes avec le sous-lieutenant Arapoff, qui se portera sur la droite.

— Hourra ! glapit Akim. Sabre au clair… Lance au poing… Et pas de quartier… Ma-arche !

Puis, talonnant son cheval, il traversa violemment les sorghos et déboucha dans la plaine. À ce moment, il se retourna. Ses dix hommes le suivaient de près. Les premières fanzas n’étaient plus qu’à quelques foulées.

Le peloton pénétra en coup de vent dans le village. Emporté par le galop de sa monture, Akim vit une charrette attelée de mulets et chargée de havresacs et de carabines. Plus loin, des chevaux attachés au piquet d’une fanza renâclèrent et se cabrèrent, effarés par le tonnerre de la cavalcade. À l’autre bout du hameau, des petits hommes couraient en tous sens et agitaient leurs fusils à bout de bras. Des sifflements pointus divisaient l’air. Les Japonais avaient ouvert le feu sur les assaillants.

Akim serra les dents, baissa la tête. Une envie de rire et de crier lui gonflait la gorge. Les Japonais n’étaient plus qu’à une centaine de pas, au jugé. Étirés sur deux rangs, ils bloquaient la seule voie du village. Voici les visages ennemis. Des moustaches, des yeux, des mains, des fusils, de la fumée. Akim ulule d’une voix enragée :